[Interview] Hyperreve -« Un seul matin doux » 

Il est des albums qui ne se contentent pas d’accompagner nos jours ; ils les transforment, les éclairent d’une lueur nouvelle, vacillante et obsédante. Un seul matin doux, le nouvel opus de Samuel Lequette aka Hyperreve, est de ceux-là. Il se dévoile lentement, comme un paysage dans la brume matinale à l’heure des secrets murmurés à l’oreille du silence. Son titre résonne comme une promesse fragile, celle d’un instant suspendu entre la nuit et l’aube, entre la brûlure des souvenirs et la douceur de ce qui pourrait advenir. Cet album est une errance, un fil tendu entre la rudesse et la délicatesse. Le rock y devient langage du cœur, la chanson un sillon où s’impriment les tourments et les extases. La poésie affleure dans chaque accord, et derrière les élégances mélodiques, c’est une âme qui se livre, nue, prête à vaciller. « Un seul matin doux » un titre qui à lui seul en dit long sur la profondeur de cette œuvre, où chaque morceau semble retenir son souffle, comme pris dans l’ultime élan d’un cœur brûlant. J’ai rencontré Hyperreve pour tenter d’ouvrir les portes de cet univers en clair-obscur, pour comprendre comment naissent ces chansons qui disent l’indicible, cette beauté déchirante qui s’accroche aux silences. Un entretien comme une traversée, entre vertige et apesanteur.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire derrière l’écriture de cet album ?
La plupart des chansons ont été écrites un été, au cours d’un séjour en Ardèche, à proximité d’un jeune volcan strombolien. L’album qui, aujourd’hui, au moment de sa publication, apparaît sans doute comme un ensemble concerté, a d’abord été une accumulation de bribes et d’accidents mélodiques, textuels, sensuels. Des séquences, parfois très brèves ou insignifiantes, enregistrées dans un dictaphone, à la guitare ou à la voix, que j’ai retravaillées ensuite en studio, seul dans un premier temps puis avec les musiciens-arrangeurs qui ont joué les versions définitives.

Les collaborations avec Lee Ranaldo et Marc Ribot apportent une richesse sonore unique à l’album. Comment ces rencontres ont-elles influencé votre processus créatif et l’émotion des morceaux concernés ?
Lee Ranaldo et Marc Ribot, de manière subtile, ont apporté des éclairages – rythmes, couleurs, textures – sans trahir les chansons. Cette capacité à entrer dans l’histoire d’une chanson, en en proposant une interprétation créative, singulière, est probablement l’une des très grandes qualités de ces deux musiciens extraordinaires. Un certain lyrisme retenu et le goût de l’aventure caractérisent et rapprochent également Lee et Marc, deux musiciens que j’écoute et que j’admire depuis longtemps.

Dans quels états d’âme étiez-vous en composant cet album ? Y a-t-il une émotion dominante qui le traverse ?
Je peux écrire une chanson élégiaque dans un moment de joie comme écrire une chanson lumineuse dans un moment d’effondrement. Il n’y a pas, en ce qui me concerne, de décalque, ou de symétrie, entre l’« humeur du moment » et la tonalité des chansons. La chanson n’est pas pour moi un « moyen d’expression » mais plutôt un espace d’expérience et d’expérimentation. J’aime être un étranger… (c’est d’ailleurs le titre de l’une des chansons d’un nouveau mini album à paraître avec Bill Pritchard).

Certains titres semblent marqués par une profonde introspection émotionnelle. Y a-t-il un morceau qui reflète plus particulièrement un moment clé de votre vie ou un sentiment personnel fort ?
Le travail d’écriture tend, il me semble, à mettre à distance l’anecdotique pour donner forme à une expérience de l’informe et la rendre sensible. Les déclencheurs sont multiples et souvent j’oublie leur nature. Il peut s’agir d’un livre, d’une promenade, d’un rêve, d’une conversation avec un ami ou d’une dispute… Je pourrais rattacher chaque chanson à un événement mais cela n’expliquerait rien. Ce serait comme épingler une libellule pour en comprendre le vol.

Le titre « Un seul matin doux » évoque une douceur éphémère, peut-être un instant de répit. Est-ce une référence à un moment précis de votre parcours ou une manière de traduire un état émotionnel plus large ?
« Un seul matin doux » est une allusion à un long poème (800 pages) de Matthieu Messagier, « Orant ». La phrase complète est : « On peut vivre une vie entière en un seul matin doux ». J’aime ce rapport d’échelle un peu fou, cette idée qu’un poème ou une chanson, comme une journée, peuvent contenir en puissance l’intégralité d’un monde ou d’une existence.

Les morceaux en collaboration ont-ils pris une direction émotionnelle différente de ceux composés en solo ? Avez-vous été surpris par l’évolution de certaines chansons ?
Travailler avec d’autres musiciens, c’est accepter qu’une chanson prenne la fuite et que les émotions que vous croyiez avoir capturées soient ressenties et formulées différemment. Parfois en studio, peu avant d’avancer sur l’arrangement d’un titre, il m’est arrivé d’essayer de raconter une chanson aux musiciens, et d’expliquer « ce que je voulais dire ». Il s’est avéré chaque fois que nous n’entendions pas du tout les mêmes choses. J’ai tendance à penser qu’une chanson « réussie » doit être à la fois suffisamment polysémique et suffisamment immédiate pour susciter des images et devenir mémorable. En tout cas c’est ce qui me touche quand j’écoute les chansons des autres.

Votre musique oscille entre mélancolie et espoir. Comment gérez-vous cet équilibre dans votre écriture et votre composition ?
Je m’accommode bien de la mélancolie. C’est un climat mental, ou une vision du monde, qui ne me plongent pas dans la dépression, mais qui à l’inverse me permettent de trouver des biais et des bords. Cet état amène parfois une impression (illusoire) d’hyper-lucidité grisante, comme voir le monde éblouissant des vivants avec les yeux d’un mort. En tout cas, s’il y a des chansons-cryptes sur cet album, il y aussi des chansons qui inventent des passages et des issues.

Y a-t-il une chanson sur l’album qui vous a particulièrement bouleversé en studio ou sur scène, et pourquoi ?
« Une île ». Je ne dirai pas pourquoi.

L’album semble explorer des thèmes liés à l’absence, à la mémoire et au temps. Quelle place accordez-vous au passé dans votre musique ?
Le passé c’est du présent réifié. Si je m’aventure dans le passé – mes chansons ne sont pas exemptes de pulsions nostalgiques – c’est pour retrouver la pulsation ou la vibration de l’instant enseveli, au moment de l’oubli. Je suis fasciné par ce qui se dérobe, par les fantômes fuyants et par leurs apparitions.

Après avoir mis tant d’émotions et d’expériences dans cet album, que ressentez-vous aujourd’hui en l’écoutant ? A-t-il modifié votre rapport à certaines périodes de votre vie ?
J’ai le sentiment paradoxal d’en connaître les arcanes et de le méconnaître, à nouveau je suis comme face aux orgues noires d’une coulée basaltique (je reprends l’image initiale du volcan…).