[interview] Émilie Quinquis – « eor »

Émilie Quinquis est une artiste qui compose avec le vent, la mer et la mémoire. Originaire d’Ouessant, cette île sauvage aux confins de la Bretagne, elle façonne une musique qui lui ressemble : sensible, épurée, profondément ancrée dans son territoire. Son nouvel album, « eor » (« ancre » en breton), est une ode à l’amour, à la liberté et au lien puissant qui unit les êtres et les éléments. Après avoir longtemps chanté sous le nom de Tiny Feet, Émilie a choisi de reprendre son propre nom, comme un retour aux sources, un retour à l’essentiel. Sa musique est un seuil, une invitation à glisser dans un monde spectaculaire et organique, où la mélancolie romantique côtoie la froide beauté des machines. Il y a quelque chose de mystique dans cet entrelacement, comme si chaque morceau capturait l’évanescence d’un souvenir. Cette voix douce et enveloppante, portée par des sonorités électroniques délicates, donne à ses morceaux une intensité magnétique et communicative. Avec « eor », elle nous plonge dans les légendes bretonnes, notamment celle de la sirène d’Ouessant, et tisse un univers où le breton et les sons deviennent le langage de l’émotion brute.

Lors des Trans Musicales 2024, j’ai rencontré Émilie Quinquis pour explorer avec elle la genèse de sa musique.

 

 

Est-ce que vous pouvez nous parler un peu de l’ univers que vous avez créé, notamment sur vos dernières créations ?
Alors, je travaille principalement avec du synthé modulaire. J’avais sorti un album qui s’appelle SEIM, où j’avais commencé à développer ce style en chantant en breton. Avec « eor » qui sortira en mai 2025 j’ai un peu plus creusé le sillon.

Généralement, je raconte des histoires qui sont liées à la culture bretonne, mais qui visent à être modernisées.

Dans vos chansons, il y a une sorte de mythologie que vous créez. Avec quelque chose de très transversal qui devient captivant au-delà même de la musique. D’où vient cette envie de développer cette mythologie ?
En fait, quand j’ai commencé à chanter en breton, je n’avais pas envie que ce soit un frein pour les gens ou que ça crée une barrière. Donc j’ai essayé de faire en sorte qu’il y ait un accès à ce que je racontais. Et puis ma façon de raconter les choses petit à petit s’est construite avec les gens, leur façon de répondre à mes histoires.

Et c’est vrai que de fil en aiguille, il se crée tout un récit autour de ce que je fabrique.

 

Comment vous vient cette inspiration ?
J’aime bien porter un regard un peu large sur la vie. Il y a forcément des histoires surtout en habitant à Ouessant, il y a des parcours de vies hyper denses. En étant en Bretagne, de toute façon, on a quand même un rapport particulier à la mort, au drame, à l’amour perdu. On a cette culture de la densité dans le rapport avec l’autre. Donc déjà, il y a ça. Et puis quand je lis des livres ou que je vois des expos, il y a toujours des choses qui me troublent. Des choses qui ont été faites il y a longtemps et qui font écho avec aujourd’hui. J’aime bien essayer de mettre en parallèle les choses, voir comment on peut regarder le monde d’aujourd’hui avec les yeux d’hier.

 

C’est sans doute pour cela que votre univers, votre musique, vos créations paraissent complètement intemporelles en réalité.
Merci, c’est gentil. Je pense que la langue bretonne a de toute façon un côté mystique, aussi proche de la langue des elfes qui donne cet aspect peut-être moins ancré dans le temps. Et puis, je crois que les histoires qui m’intéressent sont intemporelles. Ce n’est pas ma musique qui l’est, c’est juste que je suis nourrie de choses qui me semblent importantes… Toutes ces histoires d’amour, de marins et de sirènes que je raconte sur mes prochains morceaux, sont des récits qui traversent le temps par eux-mêmes.

 

Pensez vous que le fait de vivre sur Ouessant vous donne un regard différent que si vous viviez sur le continent ?
C’est une question qu’on me pose souvent. Je crois que je le conscientise pas du tout, mais qu’effectivement ça change mon regard. Ce n’est pas quelque chose dont je me rends compte. C’est juste que parfois, quand je reviens sur le continent, je me rends compte que j’ai vraiment une vie spéciale. Dans ma façon de travailler, mes choix artistiques et tout ça, je pense qu’effectivement ça se ressent.

 

Parce que vous cherchez systématiquement à trouver un lien avec les gens. C’est sans doute aussi du fait de la promiscuité de l’île, non ?
Oui, et puis j’aime bien les gens en fait. J’adore m’asseoir à une terrasse de café, je vois toutes ces vies qui se croisent. J’imagine leur vie. Je me dis, lui, il vit quoi ? Et elle, elle vit quoi ? Je trouve ça génial. Avant toute chose, je crois que l’humain gagne à être connu. Après parfois, je suis déçue.

Mais mon postulat de départ, c’est d’avoir envie de rencontrer les gens.

 

C’est un postulat plutôt positif. Alors que, comme vous le disiez, dans beaucoup de vos chansons, il y un aspect dramatique très présent : l’amour, la mort, etc. C’est une ambivalence qui fait votre personnalité peut-être ?
Je crois que le jour où j’ai compris que c’était inhérent à la culture bretonne, ça m’a vraiment tranquillisé. Parce qu’avant, j’avais l’impression que je voyais tout en noir. Et en fait, à un moment, je me suis rendu compte que non, c’est juste la culture d’ici. Elle est comme ça… Moi en plus, je suis du Finistère Nord où les gens, ils s’habillaient qu’en noir pendant longtemps. Maintenant, ils commencent à mettre de la couleur (rire).
Mais ce goût pour le noir que j’ai tout le temps eu, il vient de là.
Bon moi aussi, ça y est, je commence à mettre de temps en temps du bleu (rire).
Mais sans rire, avant, je culpabilisais. Je me disais, mais pourquoi en fait ? Et en fait, à un moment, tu te dis, que c’est pas grave en fait.

Je pense qu’on porte tous en nous des choses qu’on ignore, des histoires de famille, des failles. Et quand on les laisse vivre et s’exprimer, c’est assez léger autour. Le fait d’avoir ce cadre musical où je peux exprimer mes fêlures ou mes tremblements, ça fait qu’à côté de ça, ça va mieux.

Avec une certaine forme de rudesse un peu granitique. 

C’est joliment dit ! On a beaucoup parlé de votre esprit et de votre philosophie de vie. Au-delà de ça, il y a bien sûr la musique que vous faites. Très contemporaine. Est-ce que c’est quelque chose qui vous a bousculé à un moment donné ?
En fait, la musique que je faisais était déjà comme elle est. Peut-être un peu moins poussée. Et je chantais beaucoup en anglais. C’est le breton qui s’invitait parfois. Je n’ai pas cherché à faire un cadre pour le breton. Le breton est arrivé comme un autre moyen de communication. C’est important pour moi de ne pas utiliser le breton pour parler du breton. J’aime bien que ce soit un moyen de communication comme un autre, un instrument comme un autre. Avec la musicalité de la langue bretonne.

Et quel est, justement, l’impact du breton dans votre vie ?
Le premier impact, pour moi c’est le fait que mon fils est le Breton en langue maternelle. Je lui parle en breton depuis qu’il est né. C’est hyper chouette de me dire que j’aurais réussi cette transmission là. Et après, peu importe s’il l’utilise ou pas. J’aimerais mieux qu’il l’utilise, évidemment.

Mais juste de savoir qu’il s’est construit avec cette langue-là. Et qu’il a aussi tous les bienfaits du bilinguisme sur la plasticité de son cerveau. Je trouve ça super.

Et puis, l’autre impact, c’est lorsque que j’ai commencé à comprendre mon environnement. Comprendre mon caractère. Les choses sont devenues tout de suite plus claires.

 

Il y a beaucoup de personnes qui apprennent le breton sur le tard. Et qui sont bouleversées par l’impact que ça peut avoir au niveau de leurs origines. Et toute l’histoire qui a été effacée dans les livres d’l’Histoire de France. Est-ce que c’est votre cas ?
C’est sûr que moi, ça m’a quand même remuée. Quand j’ai vraiment pris conscience que mon nom de famille, c’était K-I-N- K-I-Z (qui désigne une maison entourée d’arbres en haut d’une colline). Et que des gens ont voulu faire que ça ait l’air plus français avec Q-U-I-N-Q-U-I-S. Forcément personne n’y comprend rien. Les Français les premiers.

Je me dis, c’est quand même absurde. Et moi, je porte ce nom-là. Tu as des tas de gens en Bretagne qui comme moi ont perdu l’origine de leurs noms. Tu te dis, mais ce n’est pas possible. La bêtise, juste par peur de perdre le contrôle. Pour moi, c’est un choc que j’ai ressenti au niveau de mes racines.

Je les sentais tellement fortes que je crois que je ne les avais jamais reniées. Je les ai juste un peu mieux appréhendées en grandissant. Et puis, au niveau politique, se rendre compte que c’est pour qu’on puisse contrôler les gens, qu’on les empêche de parler dans leur langue, que ce soit le breton, ou que ce soit l’arabe, c’est pareil. Ça fait peur, en fait.
Je trouve ça incroyable qu’on en soit encore là. On est en train de perdre les trésors de nos cultures, quelles qu’elles soient, parce qu’il y a des gens qui ont soif de pouvoir. 

On connaît les changements climatiques qui nous impactent à l’échelle de la planète. Si on vous disait un jour, que Ouessant allait disparaître. Et qu’on vous demandait de choisir une nouvelle terre pour vous accueillir. Où iriez-vous ?
Sur mon voilier.


Pas de terre ?
Non.

Une coquille et c’est tout ?
Voilà. Comme ça, de temps en temps, je plongerais pour aller voir les vestiges de Ouessant.

Une question que je voulais vous poser. Elle vient un peu à rebours de notre discussion. Qu’est-ce que ça vous a fait quand on vous a proposé d’être jouer aux trans musicales ?
En fait, j’ai ri.

Parce qu’il y a douze ans, j’avais eu une journée de résidence avec Jean-Louis Brossard à L’ubu où à la fin, je devais faire un concert. Ce jour-là, j’étais super méga prête. J’étais trop heureuse d’avoir cette opportunité.

J’ai tout installé. Et il y a un gars en façade qui me demande « Tu peux débrancher le câble qui est là. » J’ai voulu débrancher le fameux câble mais il résistait un peu. Au moment où le câble a lâché, mon café s’est déversé sur mes pédales. C’était un dimanche. Il n’y avait plus de magasin ouvert. Je ne connaissais personne qui avait les mêmes pédales pour me dépanner. C’était un cauchemar. Je n’ai jamais pu faire un concert correct ce soir-là. Autant dire que lorsque Jean-Louis est venu me voir à la fin il m’a dit « Bon ben, tu n’es pas prête. » 

Donc, cette année (en 2024) j’ai envoyé mon nouvel album « eor » à Jean-Louis. Il l’a écouté, et le soir même il m’a appelé pour me dire « Tu peux venir jouer au Trans le 5 décembre ? » J’ai explosé de rire. 

Il m’a dit « Ben, pourquoi tu rigoles ?»
Je lui dis « Ben, évidemment que je peux, oui. »
Il me répond « Tu seras prête ? »
J’ai dis « oui » mais j’avais envie de lui dire « Ça fait douze ans que je suis prête, Jean-Louis, en fait.»


Et il n’y avait pas de café sur scène pour votre concert à l’Ubu ?
Il y en a eu, mais je l’ai dit à tout le monde. Les cafés… C’est 10 mètres de moi. (rire)

C’était vraiment une super belle surprise. Et puis, surtout que c’est arrivé vraiment in extremis, parce qu’il m’a dit ça quelque jour avant d’annoncer la programmation.


C’était sur le fil !
Oui. Et puis, c’était vraiment lié à cet album que je viens de finir et dont je suis hyper fière.
Jean-Louis je le croise tout le temps, depuis 12 ans. C’est quelqu’un que je respecte beaucoup pour le fait qu’il ne se laisse jamais avoir par le copinage…Il reste hyper droit sur son avis artistique.

Et il a écouté mes diffèrent disques, et il ne m’en a jamais rien dit, jusqu’à ce coup de fil où il me dit « Tu peux venir jouer ». En fait c’est vraiment un superbe signe, pour la sortie de mon album…

 

 

 

Photo de couv. Titouan Massé