Médiator et crayon HB

 

Je n’arrive pas concevoir de travailler sur ma table à dessin (ou bien en atelier et encore moins avec mes ami(e)s artistes) sans la présence de musique. Rock, Jazz, Hip Hop -et bien évidement musique extrême- doivent être de la partie quand le processus de création est lancé ou pas. Quant à tenir entre ses doigts le médiator et le crayon HB, il n’y a qu’un pas à franchir.

Le rock et la BD sont liés par leurs histoires communes et des supports utilisés pour leurs propres promotions. Les deux arts sont issus de la même culture populaire et se rendent la politesse pour notre plus grand plaisir.

 

L’artwork, la pochette ou le livret sont des choses primordiales pour un groupe, certains font appel directement à des artistes pour des créations originales ou bien utilisent des œuvres pour illustrer l’album. Le rock est sans doute le 1er mouvement musical qui s’autorise ce mariage.

Retour aux sources géographique du rock : les USA et un bon temporel s’impose dans les années 90’. Pourquoi ? Parce que c’est la décennie du « cross over ». Le terme “cross over” n’évoque pas la même chose pour tout le monde que vous soyez ingénieur du son, carrossier ou fan de musique ! Son sens, général, est “croisement” ou “carrefour”. Et, effectivement, les années 90 illustrent bien ce carrefour où toutes les formes artistiques (et l’ouverture d’esprit qui va avec) sont convoquées dans une décennie qui va nous marquer sensiblement – je m’adresse précisément à la génération des 45 – 50 ans.

Focus sur l’été 1994 avec « The Last Temptation » 20e opus d’Alice Cooper. Ce disque est dans les bacs du monde entier. Fort d’un retour sur le devant la scène avec les ses deux précédents albums : Trash (1989) et Hey Stoopide ! (1991),  Alice Cooper revient avec un concept / album.

Alice Cooper / The Last Temptation

Une collaboration avec la maison des idées Marvel Comics se dessine. Cette dernière publie deux autres numéros au cours de l’année 1994 et recueille l’ensemble l’année suivante dans « The Compleat Alice Cooper ». Après une remise en question éditoriale, Marvel refait surface avec de nouveaux auteurs / dessinateurs qui donnent un nouveau souffle au genre.

Couverture du Livre I – Alice Cooper / Neil Gaiman / Michael Zulli –

Néanmoins, suite à des divergences, certains de ses grands artistes ( Jim Lee, Todd MacFarlane pour ne citer qu’eux) quittent le navire de Stan Lee pour créer de nouveaux personnages et lancer une nouvelle façon d’écrire des histoires de super héros-via les éditions IMAGE comics. Neil Gaiman fait partie de cette nouvelle génération d’auteur. Et nous le retrouvons aux commandes de cette collaboration susnommée. Il est à l’écriture de cette série, magistralement dessinée par Michael Zulli . Détail d’importance.  Il existe une version Noir et Blanc absolument somptueuse révélant le talent de composition et de mise en page de Michael Zulli, qui je trouve est un peu noyé par la version originale colorisé. Dessinateur de comics trop peu méconnu en France, hélas. Dans l’histoire Steven, figure emblématique et alter égo d’Alice, assiste à un spectacle qui ne se passera pas comme prévu.

« Steven a peur. Peur des histoires de fantômes, peur de grandir… Juste peur. Jusqu’à ce qu’il rencontre le mystérieux Showman et son Théâtre du Réel. Steven prend un billet et regarde le spectacle sur un défi,
mais sortir de la performance sera plus difficile qu’il ne l’aurait jamais imaginé. Et puis Steven apprend ce que apprend ce que c’est que d’avoir vraiment peur. »*

Le showman ici, c’est Alice Cooper. Maître du rock et père incontesté de Rob Zombie, des Mötley Crüe et autres ersatz du “Grand Guignol “comme Marylin Manson. Papa « Alice », alias Vincent Fournier de son véritable nom, est un artiste qui traverse les décennies avec des œuvres musicales qui ont toujours été le reflet des différentes époques mais dont l’honnêteté n’est plus à démontrer. Et il tape fort avec les 10 titres que compose l’album !

Ma seule crainte, c’est que le personnage d’Alice Cooper ne devienne une marque, au même titre qu’un « Tintin » et quand celui-ci ne sera plus, alors se succéderont les hommages nauséabonds, comédies musicales et autres biopics sans la moindre consistance artistique. Voire une reprise du personnage d’Alice Cooper par un autre interprète !? Le “copyright madness” est aussi à craindre dans l’industrie musicale, le personnage et sa privatisation donc la création d’une licence (Mickey Mousse) pointeront le bout du nez. C’est déjà, tristement, le cas dans la bd (Corto Maltesse, Black et Mortimer) et plus généralement dans les œuvres graphiques !

Revenons à « The Last Temptation ». Son résultat est puissant de créativité : l’adaptation graphique est à l’image de l’album. Une réussite totale, que ce soit dans les détails (écriture, interprétation) ou la collaboration avec Chris Cornell ( Soundgarden, Audioslave ). Oh ! Que ces 10 titres sont incroyablement puissants ! La pochette à elle seule est une merveille. Elle est l’œuvre de Dave McKean, artiste pluridisciplinaire d’origine anglaise qui a travaillé avec des groupes de la scène métal ( Paradise Lost ou Testament ) mais aussi avec Tori Amos.

 

Paradise Lost – Shades of God / pochette par Dave McKean.

Comme quoi !  La réunion de talents différents sur un même projet sonne, souvent, la réussite dans certains cas. Cette réussite n’est pas isolée, il y a tant d’autres exemples :

Charles Burns avec Iggy Pop et l’album Brick By Brick – 1990 –

Greg Capullo (Spawn chez Image , Batman chez DC ) avec le groupe Korn ( Follow the Leader).

Le comics est un genre à part entière, un produit de la culture américaine au même titre que le rock. Nous ne sommes, certes, pas tous sensibles aux super héros ( cette tenue lycra !) possédant des fantastiques pouvoirs. Mais aux pays de l’oncle « slam », les deux arts seront régulièrement associés l’un à l’autre. Les musiciens nourrissent les artistes, dessinateurs et graphistes et inversement.

 

Retour en Europe !

Franchissons, à présent, l’océan Atlantique et direction la vieille Europe. La BD classé franco-belge n’est pas exclue du débat, bien au contraire. La ligne claire se fait écho aux lignes de basse, du rock et du punk.

Pour moi, plusieurs artistes sortent du lot. Volontairement je ne ferais pas mention de Margerin ou bien de Kent. Le premier bénéficie déjà d’une Aura quant au second…j’avoue que je ne le connais pas. Sans rien savoir de lui, je n’irai pas plus loin.

L’affaire Louis Trio / Ce soir – édition pour la FNAC

Commençons par Hubert Mounier, chanteur compositeur du groupe L’affaire Louis Trio. Il débute sa carrière comme auteur de BD sous le pseudo « Cleet Boris » et édite quelques pépites dans la bd indépendante Française des années 80. Le trait est vif, affriolant, rock n’roll assurément et punk dans le traitement (noir et rouge).

Digne héritier de la ligne – de basse – claire ? Plutôt une antithèse des années Pilote et Métal Hurlant qui transpirent dans les productions musicales et graphique de ses contemporains. Hubert Mounier travaille de manière simple et efficace autant sur ses dessins qu’avec le groupe.

 

Chic planète – Cover Yves Chaland et Cleet Boris pour le dos de la couverture –
Cleet Boris – Planche de ” Quel Rock voulez-vous faire ?”

Il réalise bien quelques visuels, mais le 1er album « Chic Planète » est l’œuvre d’ Yves Chaland. Intelligence et ouverture d’esprit (bis) assurément. Les années qui suivent font mouche, jusqu’à sa collaboration avec la maison d’édition DUPUIS pour l’album / concept « La maison en pain d’épice ».

 

« Souvent drôle, parfois grave et toujours sincère, Hubert Mounier livre, dans ce Journal empreint d’une grande humanité, le témoignage intime des doutes et des joies qui ont accompagné la naissance de son nouveau disque. » **

Personnellement, je reste attaché à ses premiers travaux graphiques. Le côté froid et tardif du numérique ne correspond pas (selon moi) à cette génération habituée aux tables rétro-éclairé, crayons HB et gomme. Je vous conseille, ainsi, vivement la lecture de ses premières BD! Notamment : Le temple de la Paix ( 1986 éditions Atomium 58 ) , qui met en scène le groupe l’affaire Louis Trio dans des aventures rock n’roll sur fond d’art contemporain.

Planche extrait de l’album Le Temple de la paix.

Musicalement ? Je vous recommande tous les albums du groupe Louis Trio. Et concernant Hubert Mounier une préférence pour “Le grand huit”.

“Master ! Master !”

Agressor – Symposium of rebirth – par Philippe Druillet

Autre exemple, Philippe Druillet, qui reste cher à mon cœur pour des raisons de fan-boy évident car c’est simplement le meilleur. A savoir un artiste qui explose les codes graphiques de la BD depuis le tout début, inspirant dans la foulée les dessinateurs du monde entier. Même les auteurs de la maison des idées revendiquent son influence ! Artiste complet (peintures, sculptures, décors, clips vidéo ) associé à une véritable “rock’n’roll” d’attitude, Phillipe Druillet va bercer le cœur et les tympans d’une génération de musiciens/ lecteurs de BD/amateurs de science-fiction ET réaliser de nombreuses pochettes d’un groupe de métal Français : Agressor (Neverending Destiny – 1990 et Symposium Of Rebirth 1994 et Rebirth en 2018 ). Sans oublier ses précieuses collaborations avec William Sheller (sur le clip Excalibur), Pierre Bachelet La Ville Ainsi Soit-Il (1995) et pour le cinéma dans la réinterprétation de la série tv : Les Rois Maudits. Qui dit mieux ?

La musique extrême lui rend la politesse par le biais du groupe Français Proton Burst – localisé à Arcueil en Ile de France. Ils adaptent en 1994 la BD « La Nuit ».

Album, publié en 1976. Plus de 20 ans après l’influence est toujours présente. La Nuit est la pierre angulaire dans l’œuvre de Druillet car cet album est complètement lié à la maladie de sa femme. Graphiquement le ton est donné, l’album fait l’objet d’une colorisation « hardcore » et un découpage post – apocalyptique novateurs pour la tendance franco-belge de l’époque (alors que celui-ci est déjà utilisé au pays du soleil levant avec le manga). C’est brut, c’est noir, c’est vivant, du rock à l’état pur !

Philippe Druillet / Planche extrait de “La Nuit” – 1976

Adrénaline, drogue et anarchie font équipe dans ce road “tripe” où la fin de l’humanité justifie tous les moyens. Bref, tous nos sens sont en mode autodestruction !

Proton Burst propose donc un Masterpiece en 6 mouvements pour une durée de plus de trente trois minutes. Une ambiance qui colle complètement à l’univers de la bd « la Nuit » et en fait une réussite totale pour l’époque. Une curiosité lors de sa sortie pour certains chroniqueurs et fans de musique métal. Une confirmation pour d’autres – comme votre humble serviteur – et une preuve que la bd et la musique sont intrinsèquement liés ensemble.

Autre monde, autres couleurs.

Le groupe Tri Yann et l’adaptation du “Vaisseau de pierre”, BD de Christin et Bilal. Le Vaisseau de pierre s’inscrit dans la trilogie des « Légendes d’aujourd’hui », où Pierre Christin met en scène des recoins de la France profonde touchés par un phénomène étrange. Présence d’un même étranger anonyme. Discours sociétal marqué. La Croisière des oubliés voit un village landais, situé non loin d’un camp militaire, se « déraciner » et flotter au gré des vents.

Durant 20 titres, le trio breton retranscrit l’histoire de Christin et les dessins de Bibal, aux rythmes de musiques bretonnantes et rock. Une petite merveille sous-estimée lors des concerts des trois Yann. Un oubli de taille.

Encre Noir

Comment ne pas évoquer le pays du soleil levant avec la superbe série ” Beck” ( en japonais ベック) ! Beck est un manga écrit et dessiné par Harold Sakuishi. Il a été publié dans le magazine Monthly Shōnen Magazine entre 1999 et 2008, et a été compilé en un total de trente-quatre tomes. La version française est éditée en intégralité par Delcourt disponible dans toutes les médiathèques et librairies.

 

Beck – de Harold Sakuishi

Dans ce Shōnen, Beck raconte l’histoire d’un d’adolescent japonais nommé Yukio Tanaka . Les galères de cet ado de 14 ans s’enchainent, jusqu´au jour où il rencontre un certain Ryûsuke Minami et son étrange chien, Beck. Ryûsuke a 16 ans, il a du succès avec les filles, il est sûr de lui et c´est surtout une « bête » en guitare. Grâce à lui, Yukio va peu à peu découvrir le monde de la musique et le monde de la musique va découvrir Yukio.

Encore une série à découvrir me diriez-vous ? Oh que oui ! Et en fond sonore une playlist bien rock, les amplis à fond pour déguster ce chef d’œuvre en noir et blanc.

La scène et le rock, une histoire d’amitié avant tout !

“Diabolus in musica”

Perkeros des Finlandais JP Ahonen et KP Alare

Finissons pour ce qui est des exemples avec une œuvre beaucoup plus contemporaine : Perkeros, les notes fantômes. Bande dessinée des auteurs Finlandais, Jp Ahonen et Kp Alare, édité en France en 2017 chez Casterman. L’histoire d’un groupe de métal en Finlande, emmenés par Axel, les cinq membres du groupe (dont un ours à la batterie) donnent tout pour leur groupe avec un objectif , enregistrer leur premier album. Magie noir et référence à la tierce diabolique « diabolus in musica » sont de la partie.

Graphiquement c’est un claque tout au long des 180 pages. Les dessins de Jp Ahonen sont absolument magnifique ! Nous avons vraiment l’impression d’assister à un concert avec un traitement et une  restitution “pogo” dans le dessin . Perkeros est donc une une réussite total ! Précipitez vous sur le site de Jp Ahonen afin d’avoir une idée de l’immense talent de cet auteur : https://jpahonen.com/

Perkeros – Casterman – 2017

Alors « Some kind of Monster » ?

Les liens entre la BD et la musique ne sont donc plus à démontrer… Mais quelle sera la prochaine étape ? Le numérique participera-t-il aussi à la noce ?

Je pense que celui-ci ne sera pas convié sous cette forme complémentaire. Voir le clip vidéo depuis l’avènement de MTV début des années 1980 et des images animées très présentes dans les productions musicales. Ou, pour mémoire, Daft Punk et le concept album adapté des travaux du Mangaka Leiji Matsumoto, père du capitaine Harlock, célébré en France sous le nom d’Albator. Ou encore Gorillaz, excellent exemple de fusion entre la bd et la musique.

La prochaine étape sera beaucoup plus traditionnelle (nous y sommes déjà), par l’émergence des live painting et concerts dessinées. Par des collaborations en direct entre les artistes peintres, plasticiens et musiciens , comme c’est le cas avec Le projet « Ligne de Front » de Serge Teyssot-Gay et du peintre Paul Bloas.

Ligne de Front – image copyright Ford4n

Le public a besoin de retrouver les sensations brutes de la créativité en live. Qu’elle soit sous une forme musicale ou graphique ! Pour finir, il est important de souligner que la peinture et la musique ont le même vocabulaire. Ce sont des “arts frères” dans leurs complexité et originalité :

Rythme :

Dessin : Succession de temps fort et temps faibles imprimant un mouvement général, dans une œuvre picturale. Musique : Combinaison de valeurs de notes, de durées.

Intensité :

Dessin : Très haut degré d’énergie, de force et de puissance atteint par la disposition des masses, l’utilisation des couleurs et la symbolique.

Musique : Très haut degré d’énergie, de force et de puissance atteint par les variations de hauteur et de vitesse des notes.

Motif :

Dessin : Modèle, thème plastique d’une œuvre (en partie d’une peinture de paysage), partie de ce thème.

Musique : Dessin mélodique ou rythmique, plus ou moins long et pouvant, dans le développement de l’œuvre, subir des modifications ou des transpositions.

Forme :

Dessin : Structure expressive, plastique de l’œuvre d’art.

Musique : Structure d’une œuvre musicale.

Alors tant que les dessinateurs de BD et les musiciens partagerons un même langage, nous aurons la chance d’assister à la création d’œuvres uniques et originales.

Pour preuve – encore une fois – je vous laisse découvrir ce merveilleux titre “Freak of the week” du groupe Freak Kitchen (réalisé par Juanjo Guarnido, dessinateur de la BD Black Sad et créateur de la pochette de ce même album !).

Ekimr

Cette chronique est dédicacé à Miceal O ‘Graffia et Eric Vidal

Notes et références :

*NeilGaiman.com ** Dupuis.

  • La Maison de Pain d’épice – DUPUIS
  • La Nuit de Druillet – 1976 /
  • The Last temptation – Alice Cooper / Neil Gaiman / Marvel Comics 1994
  • Le Temple de la paix / Atome 58
  • Perkeros : les noces fantômes de JP Ahonen & KP Alare / Casterman
  • Beck écrit et dessiné par Harold Sakuishi. / Tonkam édition

Crédits :

Photos : Ford4n ( Ligne de Front )

Illustration de l’article : Mike Rouault