Il est une figure incontournable à Rennes depuis près de 40 ans. Tout le monde ici le connaît et il connaît tout le monde. Aventurier, bouillonnant d’idées nouvelles, souvent précurseur, bourlingueur, Philippe Tournedouet continue à 61 ans d’ambiancer les nuits rennaises au Bistro de la Cité rue Saint-Louis.
A l’image de son Perfecto, il est un indémodable qui se renouvelle. ‘’Les chats ont 9 vies’’ selon une vieille croyance de l’ancienne Égypte. Lui en a eu bien plus et ne les compte plus depuis longtemps.
Avec son naturel et sa gouaille de titi rennais, il nous a fait l’amitié de revenir sur toutes ces années bien remplies, tout en gardant le tropisme du moment présent.
Les premiers souvenirs évoqués remontent à la fin des années 70 lorsqu’au sein de l’association ‘’Rennes Ouest Musiques Vivantes’’, il produit ses premiers concerts à la salle de la Cité.
Il devient pendant quelques mois (nous sommes en 1979) chargé de programmation à L’Espace (anciennement le cinéma Le Bretagne), ‘’sorte de Palace parisien’’. ‘’On a programmé les Marquis de Sade avec Frédéric Reynaud (1), les Comateens, Amanda Lear, Patrick Sébastien…’’.
Il collabore à l’organisation du concert de James White & The Contortions (2) à L’Espace dans le cadre de l’émission Chorus, émission télévisée de musique ‘’live’’, jouée sur scène devant un public, lancée par Antoine de Caunes en septembre 1978.
On veut savoir comment il est Antoine. ‘’Très sympa, pas bégueule. Quand on allait au Palace, c’était un peu parisien. Mais on avait pas mal de copains rennais qui bossaient dans la musique à Paris… Lui n’était pas pareil, je l’aimais bien’’.
Cette collaboration lui ouvre des portes. ‘’On aurait pu avoir les Clash ou les B52’s à L’Espace. Malheureusement, la scène était trop petite de 50 centimètres pour que les roads et les éclairagistes anglais puissent installer leur matos. On a loupé pleins de groupes comme ça’’.
Puis vient l’époque de la boîte de nuit ‘’Le Stanley’’, qui organise des soirées concert et des soirées à thèmes. ‘’L’Espace, on était bien là-bas, mais quand les étudiants sont partis en juillet-août, ça été difficile financièrement pour la direction. Donc on a été bossés au Stanley. On faisait des concerts le jeudi. Daho, Niagara, Les Nus… tout le monde est passé. C’était la période avec toute la bande des Trans. Tous les gens qui traînaient un peu dans la musique, le jeudi, c’était au Stanley’’.
En 1982, il a l’opportunité de racheter avec des associés ‘’Le Chatham’’, un bar branché et classieux. Une aventure qui durera 10 ans. ‘’C’était le premier bar de nuit branché, qui a démarré avec les bobos rennais… une clientèle un peu luxueuse au début, qui a évolué au fil du temps où il y a eu un mélange de gens’’. Dominic Sonic et Les Nus y joueront.
L’Ubu ferme à 1h du matin. Tous alors, musiciens et artistes de théâtre, poursuivent tard dans la nuit au Chatham. ‘’Ils débarquaient au bar dès 1h15. J’ai toujours travaillé avec les musiciens et les artistes de théâtre. C’est eux qui sortent le plus’’.
Remarquant que le bar tourne au ralenti au moment des TransMusicales, il crée ‘’Les Apéros Trans’’ avec d’autres bars, ‘’Le Cactus’’, ‘’Le Cotton’’, ‘’La Bernique’’.
‘’La salle de la Cité était trop petite, tout le monde se retrouvait dans les Apéros Trans dès 18h. C’était la queue devant le bar. C’était gratuit, ça durait du jeudi au samedi’’.
Une aventure qui perdure encore aujourd’hui avec les ‘’bars en Trans’’.
Toutes ces années – la loi Evin relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme n’existait pas encore – lui ont permis de lier de solides liens avec des partenaires sponsors dans le domaine des vins & spiritueux et avec des cigarettiers. ‘’C’est comme ça que je me suis retrouvé à m’occuper de la communication des Trans et de la recherche de partenaires’’.
En 1991, alors qu’il travaille encore pour les Trans, il monte le festival Bleu Blanc Raid avec Martin Perrault, le frère de Tonio Marinescu (3). ‘’Je venais de vendre mon bar, j’avais un peu d’argent mais j’ai pris de gros risques. On n’a pas été beaucoup aidé par la Mairie’’.
Jamais à court d’idées, il apprend que les lycées ont un budget de ‘’trois briques’’ (sic)qu’ils n’utilisent pas. Ni une ni deux, il réunit les comités de lycéens et leur demande de prendre part au financement.
Le festival programme essentiellement des groupes de rock français. ‘’On a démarré au Parc des Bois. On a eu Penflex de Brest, François Hadji-Lazaro avec Pigalle et NTM, dont c’était le premier concert (gratuit) en Bretagne ; c’était un 18 avril, en plein air, sous la neige. On a fait 4000 personnes’’.
25 ans après, l’histoire continue toujours puisque le festival éco-citoyen ‘’Quartiers d’Eté’’, à mi-chemin entre musiques du monde et cultures urbaines, se déroule chaque été pour les jeunes restant à Rennes. ‘’ Je crée des histoires et là où je suis content, c’est qu’elles arrivent à durer longtemps’’.
Hasard des rencontres encore et nouvelle expérience en 1991. ‘’ Un copain qui bossait sur le spectacle aquatique ‘’Sirella’’ de Muriel Hermine me dit qu’ils cherchaient quelqu’un pour gérer le catering. Et comme dans la musique, j’ai fait pas mal de choses sauf de la musique, je n’avais jamais fait la cuisine non plus, mais je me lance !’’. Il est de la tournée européenne. ‘’Nous étions 120 sur la tournée, on s’est fait un carnet d’adresses’’. L’aventure se poursuivra jusqu’en 1993, avec une tournée de trois mois au Japon, sponsorisée par NHK.
Quand on lui dit que le Bistro de la Cité existe depuis 1998 déjà, il répond naturellement : ‘’Je n’ai plus le souvenir des dates précisément… si c’est 1998, les 20 ans c’est l’année prochaine alors ! Je ne fête jamais les anniversaires du bar. Le mien de temps en temps, les 40, les 50 ans, une fois tous les ans quoi mais jamais le bar, je n’aime pas ça. J’ai l’impression d’être là depuis hier c’est tout. Les années importent peu’’.
On lui fait remarquer que cela aura été sa période la plus longue à un même endroit, il répond sans nostalgie mais le regard tourné vers l’avenir, avec l’énergie qui le caractérise tant : ‘’Quand je regarde en arrière, ça fait bientôt 20 ans. C’est loin. C’est un métier difficile, ça devient long. Mais là je fais tellement de trucs, les gens changent tellement, j’ai une clientèle qui se rajeunit au fur et mesure. J’ai toujours mes anciens clients, leurs enfants aujourd’hui et je vois les petits-enfants qui arrivent en poussette’’.
Ça représente quoi ce bar alors ? ‘’Le bar, c’est un endroit où on se retrouve. Même moi, je m’y retrouve. Les gens s’y retrouvent’’.
Puis sans s’arrêter : ‘’Ça parle peu politique ici sauf dernièrement (rires). On s’entend bien avec Beast Records (4), il apporte pleins de choses bien musicalement. Je travaille aussi beaucoup avec une asso (OI)’’.
Au détour d’un récit passé, on découvre l’importance de l’amitié, des rapports de confiance, de la fidélité au long cours : ‘’On était partis à la SMAC de Nîmes (Paloma) avec mes barmans. Tu peux retrouver les films que Jo Pinto Maïa a fait. Je travaille toujours avec les mêmes gens depuis toujours. Je le connais depuis le début, c’est un ami’’.
Forcément, les anecdotes ne manquent pas en tant d’années.
En 1998, l’année où Jack Lang était venu aux Transmusicales, j’avais édité pour le festival une compil, ‘’Roazhonic’’, qui réunissait 13 titres évocateurs de la scène rennaise, de la techno-world au ragga, du reggae au rock… Il y avait Arkan, Dominic Sonic, Franck Charpentier, Mojo, les Bikinis, Wanted Sound System, Little…. C’était un disque calendrier qui se posait sur un bureau, avec une pochette de Jo Pinto Maïa. On avait choisi des photographes et des peintures et dessins d’artistes rennais uniquement. On en a vendu 5.000 exemplaires et la compil est restée pendant plus de six mois en tête du classement à la fédération des radios libres !
J’avais fait un bon mastering au studio d’enregistrement La Source à Paris, le disque sonnait vraiment bien. Du coup, les Trans ont fait leur mastering à La Source dès l’année suivante’’.
‘’Un jour, c’était vers 2000, Danielle Mitterrand, qui dédicaçait son bouquin dans la librairie à côté, est venue boire un pot au Bistro au milieu des punks à chiens’’.
On s’interroge sur les raisons profondes qui l’ont guidé avec autant d’énergie au cours de toutes ces années. Est-il rapidement gagné par l’ennui ? Son énergie est-elle si forte qu’il doit en permanence la traduire dans de nouveaux projets ? Peut-être sont-ce les rencontres qui l’ont fait évolué ? ‘’Je suis un peu touche à tout. J’aurais pu faire autre chose. Mais quand j’ai commencé, j’ai commencé à bosser avec des vieux qui m’ont dit de me fendre la gueule, donc c’est ce que je fais aussi ! (rires). Plus sombre soudainement : ‘’J’ai bossé avec des personnes âgées, qui ont chanté des choses de la mort… et qui m’ont donné pas mal de conseils’’.
Finalement, n’est-ce pas l’aventure du Bistro de la Cité qui lui ressemble le plus ? ‘’Oui, c’est une vraie aventure. Déjà de tenir un bistrot, c’est une aventure ! (rires). Et puis socialement, j’ai bien vécu’’.
L’aspect social, ce rapport aux autres, le partage, c’est finalement ce qui le guide dans la vie et lui plaît. ‘’Oui, le social, le changement, voir des gens changer… à l’époque au Chatham, il y en a certains que je refusais total (sic). Beaucoup de musiciens d’ailleurs, très rockers, qui avaient des comportements de l’époque (sic). Et maintenant ce sont des grands potes. Il y a un respect de tout le monde, voilà’’.
Puis exaltant de positivité, brandissant les vertus du moment présent bien mieux encore que ne le ferait Eckhart Tolle : ‘’Je vis au jour le jour, je vois ce qu’il y a derrière mais j’ai toujours eu la chance de faire ce qui me plaît et ça c’est important. C’est la liberté’’.
Finalement, laquelle de ces différentes époques l’auront le plus marqué ? ‘’J’ai beaucoup aimé les années 80 mais pas uniquement pour la musique. Dans ces années-là, tout allait bien pour tout le monde. On n’avait pas le loyer très cher, tout le monde avait un peu d’argent, du travail, ça se sentait chez tout le monde. C’était une période où tout le monde avait un peu le sourire et c’est un peu plus dur en ce moment. J’aime bien avoir le sourire tu vois (rires)’’.
Et quand on lui demande ce dont il est le plus fier, la réponse fuse, sans hésitation : ‘’De mon fils !’’.
Côté artistes et concerts, lesquels l’ont le plus marqué ? ‘’Il y en a beaucoup. J’ai toujours beaucoup aimé James White, que j’avais programmé et qui joue aujourd’hui avec des rennais (5). J’ai aussi été très content d’organiser Kas Product au Bistro en février 2014 avant qu’ils ne jouent à l’Ubu. Ils refont des tournées aujourd’hui et ça marche super bien pour eux.
Aux Trans ou ailleurs, j’ai toujours fait des copains… On a fait Dominic Sonic aux Trans, ancienne formule, avec le petit magnéto derrière (sic), pas de batteur. Ça a bien marché, un peu de presse là-dessus bim bim (sic)… Ils sont venus jouer deux soirs de suite au Bistro avec Vincent Sizorn et il sont repartis en tournée après ces concerts-là, c’était facile. Vincent a été heureux et intermittent pendant deux ans. L’histoire est belle mais la musique qui est derrière n’est pas mal non plus…’’.
En tant qu’acteur bien ancré au sein de la cité rennaise, on aimerait connaître sa vision, savoir si Rennes est une toujours aussi enthousiasmante. ‘’Rennes change. Elle est enthousiasmante dans mon milieu parce que tu vois pleins de gens’’.
Un peu plus critique sur certains aspects : ‘’Sinon, elle change, elle grandit. Je n’aime pas trop la politique de la ville en ce moment. Ça va trop vite, on vit dans les travaux depuis 15 ou 20 ans. Il y a de plus en plus de monde, de parisiens’’.
On veut connaître sa vision sur le dynamisme culturel de la Cité.
Partage-t-il notamment l’avis de certains anciens qui déplorent le manque de structures, salles ou studios d’enregistrement ? ‘’Je ne suis pas de cet avis personnellement. Ça manque de la salle de la Cité c’est sûr, mais il se passe toujours pleins de choses à Rennes. Je n’entends pas un musicien qui me dit qu’il manque de studios d’enregistrement’’.
Il surenchérit : ‘’Depuis quelques années, il y a de pleins d’associations très dynamiques qui se sont montées, ça bouge. Quelquefois, je trouve qu’elles pourraient se regrouper pour faire des trucs un peu plus gros’’.
Et de conclure : ‘’Quand les gens disent qu’il n’y a pas de concerts… mais il y a pleins de concerts dans les bars ! Il se passe vraiment pleins de trucs qui ne se passaient pas avant. Moi qui suis de la nuit, je vois que ça évolue positivement’’.
Avant de mettre un terme à l’interview, on s’enquiert de ses projets à venir.
‘’Rien branler, boire des coups (hilare)… Je te dis rien branler mais quand je te parlais de l’asso, je travaille un peu dedans ; et dès qu’il y a des idées, on continuera à faire des trucs. Là on vient de faire un concert intéressant samedi dernier avec une jeune femme qui retranscrit toutes les paroles du concert en langage des signes. C’était complet. C’était un moment très très fort, très émotionnel, à refaire. On a eu des clients qui ont été étonnés’’.
Inarrêtable, il poursuit : ‘’Hier c’était une soirée féministe, ce soir c’est Beast Records et demain c’est l’anniversaire d’un client ! Donc tous les jours ça change, donc c’est pour ça que ça va bien (rires)’’.
On lui demande pour finir ce que nous pouvons lui souhaiter de mieux ; la réponse fuse encore une fois, ouvert aux autres : ‘’Que vous, vous continuiez parce que c’est très intéressant ! J’ai lu ça hier, j’ai lu tes articles avec les p’tites images. C’est à vous de continuer, c’est moi qui vous souhaite un truc de mieux encore !’’.
Et de conclure dans un grand éclat de rire : ‘’Le mieux ? Qu’on soit peinards, qu’ils nous fassent pas chier !’’.
Alechinsky.
(1) Le dernier concert du groupe a eu lieu à L’Espace à Rennes le 28 avril 1981.
(2) Aussi connu sous le nom de James Chance, il est l’une des figures clés du mouvement no wave, courant apparu à la fin des années 70 à New-York.
(3) Tonio Marinescu était une figure de la scène rennaise (Musicien hors pair, il fut le batteur du groupe rennais Kalashnikov) et du monde de l’art. Il est décédé en décembre 2016, à l’âge de 53 ans.
(4) Le label de Seb ‘’Boogie’’ Blanchais.
(5) James Chance a participé au premier album de Republik, le groupe de Frank Darcel, sorti en 2015.