Nous écoutons la musique d’abord avec les yeux.
C’est curieux, mais c’est le cas depuis plus d’un siècle. Nous devons la première pochette de disque à une personne en particulier : Alex Steinweiss. Il était le first art director (DA) chez Columbia et a réussi à convaincre les cadres du label de le laisser seul maitre à bord. Et à dessiner les pochettes. Précision importante : l’emballage utilisé était en papier kraft épais où l’on collait une affichette. Un petit problème s’est posé avec le passage au vinyle 33 tours. Le kraft est un support rugueux (qui est très bien pour les arts plastiques et la création graphique) mais il avait le désavantage de rayer les disques. Alex dut donc trouver une solution. La forme mettra en valeur le fond : la pochette était née.
31 cm sur 31 cm
C’est le format du disque vinyle actuel.
Carré, un format un peu bâtard pour un aquarelliste mais agréable car équilibré. Ni trop grand, ni trop petit. L’objet est simple, il tient dans les mains comme le Graal dans celles d’Indiana Jones. *
Une icône païenne pour certains. Un objet du désir pour d’autres, assurément.
Le disque est représentatif et se doit d’être attractif pour le commun des mortels. C’est l’image qui traduit l’esprit de l’album, mais aussi un message ( le nom de l’artiste, par exemple) à travers la typographie ou parfois, même, une histoire sur une face A puis B. Mettre un visage sur une voix. Sur des musiciens et les membres du groupe.
Sergent Peppers (1967) des Beatles est l’une des plus belles représentations iconographiques du siècle dernier car elle raconte une histoire en complément de l’œuvre musicale des Fab Four.
C’est l’unique porte que nous ouvrons avant de découvrir la galette. De temps en temps, c’est aussi ce qui détermine le choix de son achat. Décision fatale. Qui n’as pas succombé aux charmes de la cover pour se retrouver avec une nullité musicale abyssale ? Moi, je l’avoue. Avec L’esprit – In the Nursery. Mais j’étais jeune, svelte avec une crinière léonine…ce qui peut expliquer certains écarts !
1983.
L’arrivée du CD, change la donne. Plus compact, plus simple à ranger et à transporter (souviens toi de ton auto radio lecteur CD incorporé dans ta Twingo verte !) et plus besoin de se déplacer pour changer la face de son album préféré. Le support à 90 % plastique est à l’image de son époque. Mais il a ses limites visuelles : 12 cm sur 12 cm.
(Je fais volontairement l’impasse sur la K7, et les adaptations catastrophiques dans certains cas, des pochettes. Une impasse qui qui donne aussi la possibilité de créer ses propres jaquettes. Ces deux points méritant à eux seuls un autre article).
70 % de la surface visible d’une pochette s’est volatilisée. Et notre intérêt pour l’illustration aussi. Les graphistes et artistes se retrouvent mise à l’index. Intégrés par des boites de communication, des DA, beaucoup plus attirés par le profit que par la qualité prennent leur place.
Exit les prises de risques graphiques ! Bye bye les typo de chez Blues Notes ( sauf auprès des groupes de la scène Punk – Grind core outre-manche, comme c’est le cas pour Napalm Death et ses premières démos , notamment « Scum » 1987 ). On fait simple, facile et rapide. Une autre révolution sera de la partie : l’évolution des techniques de mise en page avec l’infographie. Illustrator et photoshop sont dans les bacs et un nouveau changement se profile.
A partir de cette révolution, il est bien difficile de contempler les différents détails des albums comme « Powerslave » (1984) et « Somewhere in time » (1986) du groupe Iron Maiden (magistralement peinte par Derek Rigs) sur 12 cm x 12 cm de papier glacé. Et il y tellement d’autres exemples : Dangerous de Michael Jackson par Mark Ryden, « Clutching at straw » 1987 de Marillion par Mark (tiens encore un ! ) Wilkinson, sans oublier Andy Warhol, Druillet… tant d’artistes / graphistes qui ont marqué l’histoire des pochettes d’albums et qui ont fait rêver des milliers d’auditeurs !
Bref…
L’intérêt pour la pochette -et son artwork- commence à perdre de sa superbe mais certains genres musicaux et groupes attachent encore de l’importance au packaging. Le rock indé notamment, même si le support photo est privilégié par des formations comme « U2 » et autres « The Cure ». En ce sens, la pochette de l’album Pornography – 1982 – est une réussite totale dans le genre. La gamme chromatique utilisée ( noir, rouge, ocre, violet, blanc) traduit complètement l’ambiance et la tension rock de l’album. Résonance et distorsion annoncent le ragnarök musical que le trio propose à travers ses huit titres. Au final une œuvre cohérente, aussi bien dans le fond et la forme. La fin de tous nos sens à son paroxysme. Petit conseil lecture : n’hésitez pas à découvrir le très bon bouquin de Philippe Gonin qui traite merveilleusement de cet album**.
Saut dans le temps.
Le numérique enfonce le clou.
IPod, Napster, lecteur mp3, Lime Wire et maintenant les passerelles on line, comme Spotify, Deezer…Autant de manière de « consommer » la musique. Le verbe est lâché car il s’agit bien de consommation. Or l’image n’est pas consommable, elle s’apprécie ou au meilleur elle se collectionne. Les années 2000 – 2010, ne sont pas les plus belles pour l’iconographie ? Pourquoi s’embêter à télécharger une pochette quand j’ai sur mon support CD-R 30 titres ou sur mon portable une playlist de 500 titres ? Quel est l’intérêt ?
Encore une fois le support traduit son temps. Mais un point positif est à noter : la musique revient à ses origines. A savoir ? Un art musical avant tout. Et le plus important, la musique s’écoute, démocratiquement et simplement. N’est-ce pas l’essentiel ?
Changements chez les plus de 35 ans !
Le vinyle revient en force, depuis une décennie, comme un dernier souffle pour l’industrie musicale.
Loin de la frénésie, le mélomane saisit le temps d’écouter le rock, le jazz, le hip hop, la java et toutes les formes d’émotions gravées sur une galette.
Passéisme ?
La compression des fichiers audio (mp3, Flac, WMA, AC-3) n’œuvre pas pour la musique. Elle est le reflet de notre société concassée. Le 33t, lui, tourne sur lui-même comme un ruban de Möbius et nous intime l’ordre d’apprécier la musique et de contempler la pochette.
Amour sous hypnose et bilan.
Pour finir, l’artwork du disque fait partie de l’histoire de l’Art de bien des façons. D’abord, il s’inscrit dans la suite logique de l’illustration et de l’iconographie depuis l’imprimerie. Ensuite, il est le grand frère du livre de poche ( 1953 ) et fait son apparition dans les foyers au même titre que les photos de famille. Comme c’était le cas avec les 1er portraits dessinés. La pochette laisse des traces dans notre inconscient de mélomane, nous savons où et quand nous avons découvert l’album. C’est une madeleine de Proust de 180g ( pas mal pour une madeleine !) qui met intégralement en valeur la musique. C’est aussi l’objet qui peut être à l’origine de toute vocation artistique, la mienne par exemple.
Nous le savons.
L’objet perdra de son intérêt dans quelques années, comme tous les supports voués plus ou moins à l’oubli. Ils sont peu les jeunes entre 12 et 20 ans qui fréquentent les disquaires. Les seuls présents sont ceux qui furent sensibilisés à la musique, la peinture, l’art, au berceau. La culture biberonnée en quelque sorte. Que deviendra l’objet et ce qu’il représente sans l’être humain pour y prêter une oreille ?
La musique à déjà, de par son essence, dépassé la dimension de la dématérialisation. Elle survivra. Les autres ? Wait & See. La peinture, l’artwork, l’iconographie devront s’adapter. Pour reprendre Bernie « Marche ou crève, la vie n’est pas un rêve… »***
Prenons donc encore le temps d’écouter la musique avec nos yeux, nos oreilles et aussi le cœur.
Ils vous diront merci.
Ekim.
Réf :
*Dans la pochette de Powerslave, il y a une inscription « Indy was here » à vous de la trouver.
** The Cure Pornography – Philippe Gonin
****Trust / album : Marche ou creve – 1981.
Lien vidéo : https://www.ina.fr/video/S805820_001/1990-quand-le-cd-enterrait-le-vinyle-video.html