Une caresse.
Nous sommes en 1974 et le moins que l’on puisse dire, c’est que la musique noire américaine se porte plutôt bien. Pensez-donc! MFSB enflamme le dancefloor et fait la nique aux Jacksons Five, Aretha Franklin fait rimer féminisme et hédonisme, Kool & the Gang juxtaposent groove vaudou et cuivres endiablés et The Stylistics entonnent le slow qui tue, déclenchent un baby-boom et flinguent Al Wilson. Bref, nous sommes en pleine période Disco-Soul et la Classe Américaine explose à l’échelle planétaire. C’est dans un contexte toutefois tendu (Nixon démissionne en Août de cette même année et patauge dans le Watergate) que Bill Withers sort au même moment son troisième album « +’Justments » avec une préface explicite en guise de pochette.
Oubliés, donc, les tubesques « Ain’t no sunshine », « Grandma’s Hands » et « Use Me ». Bill Withers se veut un témoin de son époque troublée et fait cohabiter conscience politique et chansons habitées dans un nouvel album risqué mais somptueux. Les titres engagés (mais souvent non dénués d’humour) et les déclarations fiévreuses se partagent le butin et nous entrainent très loin sur les rivages de la Soul pensante et luxuriante. Une odyssée sensorielle et intellectuelle où le tempo se marque au tressaillement du pied et l’émotion aux poils hérissés. Dès un « You » exceptionnel en guise d’introduction, Bill Withers nous prend par la main et nous ouvre l’esprit. « Stories » et son avalanche de notes jouées au piano bifurque vers un chant puissant, renversant et incantatoire à faire chialer Barry White. « Green Grass » et son rythme chaloupé nous fait arpenter les rues d’une ville fantasmée où Huggy les bons tuyaux joue du roseau. « Ruby Lee », figure féminine insaisissable et madone urbaine se rêve disco-queen sur un beat sexy et entrainant. « Heartbreak Road » donne des leçons mélodiques à Justin Timberlake sous un déluge de violons ensorcelants et nous fait opiner du chef, « Can we pretend » révèle des trésors harmoniques et mélancoliques et se remémore les « good old days » par la grâce d’une guitare hispanisante, « Liza » nous berce dès les premières mesures et Big Bill de sa voix chaude et apaisante console sa nièce dans un moment suspendu, « Make a Smile for Me » nous renvoie à nos premiers baisers et à leurs douces candeurs. Enfin le « Railroad Man » gorgé de congas acrobatiques et funkys nous invite à un road trip hypnotique. Plus de six minutes plus tard, point de sifflements déplacés ni de sirène aphone, le chef de gare annoncera son terminus dans un déchaînement vocal et orgasmique, nous laissant haletants et rassasiés.
Mais comment encenser « +’Justements » sans aborder sa pièce maitresse, son point culminant, son nirvana? L’incroyable « The same love that made me laugh ». L’une des plus grandes chansons que l’on puisse écouter dans sa vie et qui, l’espace de quelques minutes, nous fait croire à une intervention divine. Idéale pour faire l’Amour, prendre la route, déclarer sa flamme ou danser sur des chemins de traverse, Bill Withers prouve en une seule chanson qu’il fut l’un des plus grands songwriters en matière de soul-folk dans toute l’Histoire de la Musique, qu’elle soit noire ou blanche.
Un artiste qui vous parlait directement aux tripes sans oublier votre palpitant ou votre esprit. Et qui s’adressait aussi bien à la jeune fille d’à côté qu’au boyfriend mis de côté.
« +’Justments »?
Un album universel. Intemporel. Inégalé.
A présent, ce grand Monsieur s’en est allé mais laisse derrière lui bien plus qu’une discographie exemplaire pour nourrir nos âmes esseulées.
Il laisse un geste inoubliable sur nos joues empourprées.
La concrétisation d’une promesse.
Une caresse.
John Book.