Lorsque James Eleganz, ex-chanteur de Success groupe d’électro-rock rennais, enregistre les maquettes de son album « The Only One », il est loin d’imaginer que celles-ci allaient le mèner en Californie dans le mythique studio « Rancho de la Luna » (Queens of the Stone Age, Iggy Pop, etc.) Il devient ainsi le premier artiste français à y enregistrer…et encore moins à collaborer avec Toby Dammit clavier de Nick Cave & Bad Seeds (et ex- batteur d’Iggy Pop). Avec l’arrivée dans le projet de Mike Watt, fondateur des Minutemen et bassiste des Stooges, l’aventure prend des airs de conte de fée.
The only One est un album ambitieux qui parle d’un amour maudit, de romantisme et d’autodestruction. Entre sauvagerie et romantisme, la mélodie est thérapie. Entretien avec Yann Chehu alias James Eleganz.
Comment définirais-tu ton album “The Only One” ?
L’aspect Americana peut dominer sur certains titres au niveau des arrangements mais pour moi, c’est avant-tout un disque de romantisme noir. On a fait une analyse textuelle de tout l’album et il en ressort quelque chose de très proche du romantisme du XIXème siècle. En même temps, il y a un imaginaire un peu « murder ballad » voire même « southern gothic ». C’est vrai qu’il y a ça … Mais pour des chansons qui avaient été écrites dans un esprit punk new-yorkais à la ”Television”, c’est étonnant. Lors de l’écriture puis de l’enregistrement, je me suis rendu compte de l’importance des arrangements. Si je prends “Better Man” qui est une reprise d’une chanson de Success (NDLR : sur l’album “Love And Hate” du groupe électro-rock rennais, sorti en mai 2015), peu de gens se rendent compte qu’il s’agit de la même chanson. Avec Success, nous étions partis sur un titre très rapide avec un riff rock et là, j’ai tout ralenti. Le texte est le même, mais l’intention fait que le sens a changé. Alors que nous avions quelque chose d’assez vindicatif sur la première version, le résultat est ici plus apaisé. C’est très intéressant de voir que les arrangements ont presque changé le sens.
Je me suis mis à écouter pas mal de country music qu’on nomme poliment Americana en France. Et j’adore un mec qui s’appelle Waylon Jennings. Il a un côté tellement macho 70’s, ça en est drôle ! Et là, je me suis mis à travailler une de ses chansons sur un rythme de samba. Là aussi, l’arrangement influe sur le sens. La samba pose de l’ironie et crée un décalage avec les mêmes paroles et tout à coup ça devient macho décalé… Je trouve ça assez drôle. Je pense que je ne m’étais pas rendu compte de l’importance des arrangements avant de faire ce disque !
Tu penses que ce sont les arrangements qui ont révélé certains de tes titres ?
Si on prend “The only one”, la maquette de départ c’est guitare/voix électrique avec une grosse « Reverb » et un « Delay » très lent et très lourd. La version de l’album amène une pointe d’optimisme. Pourtant c’était une chanson vraiment triste, presque comme une sentence. “The only one”, je pensais être l’unique, je ne le suis pas mais je vais avancer quand même. En ça, c’est assez étonnant.
Comment procèdes-tu pour les compositions de tes chansons ?
D’un côté, j’ai les textes que j’écris par bribes (trois ou quatre vers) et à la fin, je me retrouve à quatre ou cinq pages. A côté de ça, je compose. Quelquefois des mélodies me viennent et parfois non. Il m’arrive lorsque je suis bloqué d’intervertir certaines mélodies de chant entre les chansons. ça a plusieurs fois débloqué le titre d’un seul coup. C’est une forme de collage. J’aime beaucoup ce que dit Nike Cave dans “20 000 jours sur Terre”, sur la technique du contrepoint. Juxtaposer deux situations qui n’ont rien à voir et trouver le point d’interaction; et à partir de là, broder autour. Je trouve ça intéressant et je l’ai appliquée sur quelques titres.
Avec le temps, je m’aperçois que mes thématiques sont toujours plus ou moins les mêmes. Sans se répéter, il faut trouver des angles sensiblement différents. Ma thématique, c’est “comment survit-on à l’amour destructeur ?” et “pourquoi est-il à ce point attractif ?”, “pourquoi joue-t’il comme un aimant avec la parfaite conscience de l’enfer qui est devant soi ?”. Et surtout “En quoi est-ce romantique ?”. J’ai beaucoup de mal à comprendre ça. Je vis avec une artiste, Poésie Chevalier; elle travaille exactement sur la thèse inverse, l’amour heureux, sur le choc positif de l’amour. Elle écrit, nous composons ensemble et je produis dans une esthétique qui n’est absolument pas la mienne, électro-pop 80’s en français. Je pense que ça aussi, c’est nourrissant pour l’écriture.
L’amour romantique noir est très vite caricatural. Réussir à garder de la finesse ce n’est pas simple. Le second degré que j’ai longtemps pris pour de la dérision; aussi parce que je jouais beaucoup là-dessus avant avec mon précédent groupe Success. Là, je peux en mettre aussi mais pas de façon systématique. Ça peut être aussi une approche de biais pour amener à un aspect frontal.
Tu as enregistré ton album dans le mythique studio Rancho de la Luna à Joshua Tree en Californie. Peux-tu nous dire comment s’est passé l’enregistrement ?
C’est lorsque j’ai trouvé le label, nous nous sommes dit très vite qu’il serait bien d’avoir une direction artistique. Sur certains titres, il y avait une possibilité d’aller plus loin dans les arrangements. Et j’en suis ravi car que ça m’a ouvert des horizons incroyables. Je savais que le label était ambitieux donc je ne me suis pas freiné du tout. J’ai commencé par les personnes avec qui je rêvais de travailler. J’ai pensé à trois personnes Toby Dammit (ma préférence), Mick Harvey et John Parish. Le premier qui a répondu a été John Parish; il a dit qu’il aimait beaucoup mais qu’il n’avait pas le temps; il fallait attendre un an et demi voire deux ans. C’était peut-être une façon polie de dire non, mais déjà, rien que le fait qu’il me réponde, j’étais aux anges. Mick Harvey, je n’ai pas réussi à rentrer en contact avec lui à cette période-là.
Venons-en à Toby Dammit. J’ai rencontré Isabelle Chapis, la boss de mon label le jour du concert de Nike Cave au Zénith de Paris le 03 octobre 2017; je n’avais pas capté que Toby Dammit était aux claviers en remplacement de Conway Savage. Je me disais : “je le connais” mais de là à faire le rapprochement avec le batteur d’Iggy Pop…ça me perturbe et en rentrant, je cherche qui était aux claviers. Larry Mullins alias Toby Dammit. Le seul musicien qui a travaillé avec mes deux « idoles » Iggy Pop et Nick Cave. Le profil idéal pour produire mon album. Mon label, ZRP, arrive à le contacter, lui envoie un message. A ce-moment là, il est bloqué à l’aéroport de Tel-Aviv; il écoute le lien qu’on vient de lui transmettre avec mes chansons et répond de suite en disant “ça m’intéresse, il faudrait qu’on se voit au plus vite. Je n’ai pas énormément de temps”. Le label a été d’une efficacité redoutable puisque deux jours après, il était à Paris avec son manager. Il a demandé à faire une journée de studio ensemble avant de prendre sa décision.En fin d’après-midi, il nous dit qu’il est partant : soit on le fait à Berlin, soit à Los Angeles où j’ai mes habitudes; en janvier/février, nous serons mieux en Californie (rires). Le label a dit ; OK. Incroyable !
Il me renvoie un mail le 24 décembre en m’expliquant qu’il avait réfléchi pour le studio et qu’il voulait aller au Rancho de la Luna; et aussi qu’il avait trouvé pour le bassiste. “Nous allons prendre Mike Watt“. Dans un premier temps, j’ai bien cru qu’il blaguait. Mais pas du tout ! (rires).
Toby et Mike se connaissent tellement bien avec eux tout est très simple comme pour le studio. Il appartient à Dave Catching (guitariste de Eagles of Death Metal) qui était le colocataire de Toby dans les années 80 avec un certain Josh Homme.
Je suis arrivé de nuit en plein désert; c’était surréaliste ! J’étais dans un film de Sergio Leone ! Le Rancho de la Luna est une maison transformée en studio. Je chantais, par exemple, dans la cuisine et comme le dit Josh Homme dans le documentaire sur Iggy Pop : “S’il y a dix erreurs à ne pas faire sur un home studio, Le Rancho en a fait 40 » (rires).
Comment s’est passée ta collaboration avec Toby Dammit et Mike Watt ?
Toby et Mike se connaissent tellement bien. Avec eux tout est très simple. Avec Toby, je pense que nous avons un imaginaire similaire, une culture musicale et le romantisme noir en commun. Il a un côté très européen; il vit à Berlin, c’est un esthète; d’ailleurs il se décrit “comme batteur bon vivant”. Nous sommes vraiment devenus potes
L’amour passion est destructeur; il est souvent fondé sur le narcissisme et l’égocentrisme. Qu’en penses-tu ?
Clairement, je suis quelqu’un de narcissique et d’égocentrique mais pas égoïste pour autant. Je pense que dans une passion comme celle-là, on est attiré par quelqu’un qui, à la fois nous ressemble et est très opposé, dans une forme de négatif. Ce personnage féminin, c’est moi. C’est ma part d’ombre, destructrice, violente. Si je reprends en référence “Possession” de Żuławski, je suis autant Isabelle Adjani que Sam Neill. J’ai ce regard d’incompréhension et presque d’inaction de Neill et cette folie inéluctable d’Adjani. Il y a tout ça comme une pièce à deux faces.
Ton univers narratif est hyper cinématographique. Tu sembles à l’aise aussi à l’écran ?
Lorsque nous avons tourné les trois clips, le label a demandé qui allait jouer l’homme. Je ne m’étais pas posé la question et j’ai répondu “Moi évidemment”; là je retrouve mon inspiration Vincent Gallo. Se montrer en position de fragilité à l’écran protège et permet d’exprimer librement des choses, comme derrière une sorte de bouclier.
C’est comme le fait de jouer un personnage : je me suis demandé quel nom il fallait que j’utilise; dois-je mettre Yann Chehu ou James Eleganz ? La question a été réglée dès je suis monté sur scène avec ces chansons. Une sorte de métamorphose s’est opérée quasi schizophrénique, c’était devenu évident. C’est un masque mais un masque de vérité; il s’impose à moi et me permet de ne pas tricher.
À mon sens, la meilleure façon de me protéger, c’est de m’exhiber.
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Photo BRUNO BAMDÉ lors des Transmusical 2019
Stef’Arzak