[Interview] Kety Fusco – « BOHÈME « 

Avec « Bohème », Kety Fusco signe une déclaration d’indépendance, un cri doux et sauvage lancé à la face du monde classique dont elle est issue. Formée dans les plus hauts conservatoires, la harpiste italo-suisse a choisi de briser les cadres pour réinventer son instrument, jusqu’à l’immerger sous l’eau, le faire dialoguer avec l’intelligence artificielle, ou lui prêter la voix d’Iggy Pop.

Entre tradition et exploration nouvelle, ce disque explore les zones mouvantes où la fragilité devient force et où la recherche sonore se confond avec une quête existentielle. Dans son univers, la harpe respire, gronde, chuchote et vibre de mille feux. Kety Fusco y mêle les éléments, eau, sable, lumière, dans un langage à la fois visuel, sensoriel et profondément intime. « Bohème«  est une traversée, un voyage sonore et spirituel où se mêlent révolte, solitude, beauté brute et amour du réel. À travers cet entretien, Kety Fusco revient sur cette aventure artistique et existentielle, entre manifeste de liberté et exploration de l’invisible et nous en dévoile une partie de ces mystères…

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BOHÈME est présenté comme un manifeste artistique autant qu’un album. Comment définiriez-vous ce manifeste et ce qu’il représente pour vous personnellement ?
Pour moi, BOHÈME est une déclaration de liberté.
C’est l’idée de ne pas appartenir à un lieu précis, mais de vivre dans l’art comme dans un état de recherche constant. Je le considère comme un manifeste parce qu’il raconte mon besoin de me défaire de toutes les conventions liées à l’instrument, au genre musical, ou même à l’image de l’artiste classique qui m’a formée.
BOHÈME représente ma manière d’être à la fois vulnérable et sauvage : un voyage dans la solitude, la rébellion et la beauté imparfaite qui naît quand on accepte de ne plaire à personne. C’est ma forme de résistance, mais aussi une déclaration d’amour pour tout ce qui est authentique.


Vous avez enregistré des sons de harpe sous l’eau pour ce projet. Qu’avez-vous découvert en repoussant l’instrument dans un environnement aussi inattendu ?
Au début, il n’a pas été facile de trouver de véritables sonorités sous l’eau — je m’attendais à un résultat complètement différent. L’eau absorbe tout, même les vibrations les plus fortes, et la harpe semblait presque réduite au silence. Après plusieurs essais, j’ai trouvé une manière d’immerger l’instrument uniquement par la table d’harmonie, en laissant les cordes libres à la surface : je pouvais encore les jouer, mais le son se propageait de manière imprévisible, plein de chorus et de vibratos naturels créés directement par le mouvement de l’eau. Une nouvelle voix est née — liquide, presque respirante — comme si la harpe elle-même parlait à travers l’eau.
Cette expérience m’a appris que la recherche sonore, c’est aussi accepter la résistance de la matière, et se laisser surprendre par ce que l’on ne peut pas contrôler.


La réinterprétation de Für Elise, devenue Für Therese, est un moment marquant. Comment avez-vous abordé le dialogue entre la tradition de Beethoven et votre vision expérimentale ?
Quand j’ai découvert que Für Elise avait en réalité été dédiée à Therese, j’ai ressenti le besoin de rendre à cette œuvre sa vérité cachée. Ma Für Therese ne cherche pas à corriger Beethoven, mais à lui parler dans une autre langue : celle de la mémoire et du temps. J’ai fait passer le thème original à travers un système de sustain et de microphones qui multiplient les réverbérations, jusqu’à le transformer en un souvenir
déformé, où la voix de la harpe se brise, crie, se reconstruit. La mélodie commence par chuchoter, puis finit par hurler à pleins poumons, traversant toutes les émotions entre douceur et révolte. J’ai voulu donner une nouvelle voix à Für Therese — une voix féminine, imparfaite et libre, qui sort du silence pour revendiquer son existence. Et malgré cette transformation, j’ai toujours gardé un profond respect pour Beethoven : pour moi, il ne s’agit pas de rompre avec la tradition, mais de prolonger son propre esprit de liberté.


Votre carrière est marquée par une solide formation classique. À quel moment avez-vous senti qu’il fallait franchir la frontière entre héritage académique et exploration radicale ?

Ce moment est arrivé pendant le concert de ma remise de diplôme.
J’étais sur scène, concentrée, entourée de perfection, et pourtant je ne ressentais plus rien. Je jouais chaque note avec précision, mais j’étais absente à moi-même. Ce jour-là, j’ai compris que je devais commencer ma deuxième vie. Je ne voulais plus seulement interpréter la musique : je voulais la créer. J’ai commencé à démonter ma harpe, à la microphoner, à en chercher les imperfections, à lui donner une voix qui ne soit pas seulement “belle”, mais vraie. Je ne renie pas ma formation — elle est ma racine, ma force — mais j’ai choisi de l’utiliser pour aller plus loin, pour inventer un langage à moi, fait de liberté, de risque et de vérité.


BOHÈME est aussi un spectacle live pensé avec l’intelligence artificielle. Comment avez-vous construit ce “dialogue” entre la machine et un instrument aussi ancien que la harpe ?
L’intelligence artificielle ne pourra jamais remplacer la création humaine, ni être une partie active de ma musique. Pour moi, la musique naît d’un élan vital — du doute, de la fragilité, de l’émotion — des choses qu’aucune machine ne peut ressentir. J’ai choisi d’utiliser l’IA pour transformer ma musique en images, afin de permettre au public d’entrer réellement dans mon monde. Pendant le concert, l’IA écoute en temps réel ce que je joue et génère des visuels projetés sur un grand écran : c’est comme si mes pensées et mes émotions étaient projetées à l’extérieur de moi, devenant un voyage collectif. À ce moment-là, ce n’est plus un simple concert, mais une expérience où moi et le public faisons le même voyage, ensemble. L’IA n’est pas une créatrice — elle est un pont. Elle traduit ce que je ressens, et grâce à elle, je peux montrer ce que normalement on ne peut qu’entendre.

On perçoit une élégance visuelle très imaginative, aquatique, désertique, cosmique… À quel point la dimension visuelle et narrative influence-t-elle votre processus de composition ?

Pour moi, la musique naît toujours d’une image. Chaque son que je crée a une couleur, une texture, un lieu dans mon esprit. Quand je compose, je vois des paysages : parfois des déserts, parfois des mers profondes ou des ciels qui se déplacent lentement. C’est comme si ma musique avait sa propre géographie. Dans BOHÈME, j’ai voulu donner forme à cet univers intérieur, en fusionnant les éléments visuels et sonores jusqu’à en faire un seul langage. J’écris à partir d’une mélodie, et cette mélodie engendre une atmosphère : le sable qui bouge, l’eau qui vibre, la lumière qui se brise. Les images ne sont pas décoratives — elles font partie de la musique elle-même. Elles transforment le son en expérience et permettent au public d’entrer dans mes rêves.


Vous avez collaboré avec l’icône punk Iggy Pop pour le titre SHE. Comment cette rencontre s’est-elle déroulée et qu’a-t-elle apporté à votre démarche artistique ?

Iggy Pop et moi nous sommes connus en 2023, lorsqu’il a présenté mon album The Harp: Chapter I à la BBC. Je venais de le jouer en avant-première mondiale à la Royal Albert Hall de Londres, et apprendre qu’un artiste comme lui l’avait choisi parmi ses albums préférés a été un immense honneur. Deux ans plus tard, quand j’ai commencé à écrire SHE, j’ai immédiatement pensé à lui. Je sentais que ce morceau avait besoin d’une voix capable de traverser la fragilité et la puissance, d’une voix qui porte une histoire réelle. Je lui ai écrit et envoyé le morceau, en lui demandant d’utiliser une phrase précise : “The harp is not heard as much.” C’étaient les mêmes mots qu’il avait prononcés à la BBC en me présentant, et je voulais qu’ils deviennent une sorte de mantra — un paradoxe poétique, car dans SHE, la harpe s’entend énormément. Quand j’ai reçu sa voix, j’ai compris que SHE n’était plus seulement une chanson, mais une rencontre entre des libertés différentes qui parlent la même langue.


La harpe est souvent associée à la douceur et au sacré. Quelles résistances ou surprises avez-vous rencontrées en lui donnant une identité avant-gardiste, plus électronique ?

Je suis quelqu’un de très déterminé, et je n’ai pas peur de regarder les gens en face. Je reçois souvent des commentaires sur Instagram de personnes qui qualifient ma musique de “musique du diable”, ou qui disent que ce que je fais est un sacrilège. La plupart ont plus de cinquante ans — et, pour être honnête, cela me fait sourire. J’aime profondément ce que je fais. Je connais la harpe mieux que moi-même : je l’ai
entre les mains depuis l’âge de six ans, j’ai deux diplômes de conservatoire, et chaque jour je continue à l’explorer. Ce que je fais n’est pas une provocation, c’est une nécessité : l’évolution. Je respecte la tradition et je ne renie pas mon passé classique, mais j’ai besoin de vivre avec la harpe dans mon époque. La harpe, comme tout langage, doit évoluer. La musique doit avancer. Debussy, Ravel, Haendel — les grands maîtres qui ont écrit pour mon instrument — ont été les premiers à briser les règles pour chercher de nouvelles couleurs et de nouvelles libertés. Je sens que je poursuis ce chemin, avec les outils d’aujourd’hui, mais avec le même désir de vérité et de beauté. La harpe n’est pas pour moi un monument : c’est un être vivant, qui respire, change, et doit évoluer pour rester libre.


BOHÈME se vit en concert comme une expérience multisensorielle. Souhaitez-vous que le public se laisse porter sans chercher de clé d’interprétation, ou bien existe-t-il un fil narratif précis ?

Je ne veux pas que le public cherche à comprendre BOHÈME, je veux qu’il le ressente. Je souhaite que chacun se laisse emporter, sans défenses, par les sons, les images, les vibrations. Chaque concert est différent, car chaque public l’est aussi : c’est comme une respiration collective, un voyage que nous construisons ensemble.
Il n’y a pas une seule clé de lecture, mais un appel à se perdre.
BOHÈME est fait de contrastes : lumière et ombre, contrôle et chaos, silence et explosion. Je ne raconte pas une histoire linéaire, mais des états d’âme, des paysages intérieurs. S’il y a un message, c’est celui-ci : la liberté ne s’explique pas, elle se vit. Et la musique, quand elle est sincère, n’a pas besoin d’être comprise — il suffit de l’écouter avec tout son corps.


Après plus de 200 concerts internationaux et de nombreuses distinctions, quelle nouvelle liberté ce deuxième album vous a-t-il permis de conquérir en tant qu’artiste ?

BOHÈME m’a appris la liberté de ne plus rien devoir prouver.
Dans mon premier album, je voulais affirmer une vision, expliquer que la harpe pouvait être autre chose. Avec BOHÈME, je n’ai plus besoin d’expliquer : je suis ce que je fais. J’ai appris à faire confiance à mon instinct, à accepter mes fragilités, à laisser de la place au silence et à l’erreur. Cet album est pour moi une conquête de paix et de courage — la liberté d’être exactement celle que je suis, sans masque. Après tant de concerts et de voyages, j’ai compris que le succès, ce n’est pas d’être partout, mais d’être vraie, partout où je vais. La véritable liberté, c’est de créer sans demander la permission. Et je crois profondément que la musique n’est pas un résultat, c’est une condition de l’âme.


Photo de couv. © Adriana Tedeschi