DANIEL ROSSEN “YOU BELONG THERE”

Daniel Rossen savait qu’il y avait beaucoup à apprendre pour terminer enfin son premier album solo. Pendant presque vingt ans, il a été l’une des pièces maîtresses de Grizzly Bear au sein duquel la mise en commun des harmonies et l’entrelacs des textures signifiaient qu’il n’était responsable que d’une partie d’un tout plus grand.
 
Mais Daniel Rossen a quitté le nid douillet de Brooklyn il y a de nombreuses années, d’abord pour un lopin de terre isolé au Nord de l’État de New York, puis pour le climat aride de Santa Fe. En quelque sorte, tout lui appartenait désormais. Daniel Rossen a donc acheté une contrebasse (l’un de ses instruments d’enfance) et a tout joué lui-même, ainsi que le violoncelle. Connu surtout comme guitariste, il se met aussi aux bois : il achète plusieurs modèles d’étude pas chers et apprend juste ce qu’il faut pour comprendre les rudiments. C’est alors, en grande partie chez lui à Santa Fe, qu’il élabore tranquillement le monde de You Belong There, réinvention fascinante en 10 chansons d’une voix qui semble à la fois entièrement familière et totalement revitalisée par cette expression libérée.
 
S’il y a bien des avantages à faire partie d’un groupe qui marche, l’individualité n’en est pas toujours un. L’organisation prend le dessus sur les élans, les choix sont dictés par les compromis. Aussi formatrices qu’aient été ses expériences au sein de Grizzly Bear, Rossen a reconnu ce qui s’était perdu dans l’équation et même dans le duo contemporain et ludique Department of Eagles. En 2012, son EP Silent Hour/Golden Mile, sonna comme une pure explosion d’énergie, une œuvre personnelle bienvenue peu après son départ de la ville. Comme un patient collectionneur, il y a rassemblé ses idées à lui, vivant parfois avec un riff ou une mélodie tout en la retournant dans tous les sens des années durant, adoptant un mode de vie rural pour se lancer finalement dans les aventures de la parentalité. L’autonomie est devenue son mode de vie, un mode d’expression accomplie.

 
Voilà le paysage dans lequel baigne You Belong There, fruit du regard complexe et viscérale de Rossen sur ce qui vient après l’enthousiasme hyperactif et l’éclat tonitruant de la vingtaine et du début de la trentaine. Ces chansons explorent le territoire inexploré de l’âge adulte, en intégrant les problèmes laissés sur le bas côté et les possibles qui nous attendent.
 
D’une guitare acoustique solitaire à un enchevêtrement orchestral tendu au format miniature, ‘I’ll Wait for Your Visit’ évoque une histoire familiale marquée par ce que Daniel Rossen appelle « la distance infranchissable » (“unbridgeable distance”), le sentiment constant de ne pas être à sa place. De toute beauté mais pleine d’urgence, ‘The Last One’ se tourne vers le passé pour évoquer le malaise de la jeunesse, puis vers l’avenir pour reconnaître qu’à la force peut succéder la stabilité. Le fringant ‘Unpeopled Space’ fait écho à l’époque où Rossen vivait dans le Nord de l’État de New York, où il s’était construit une vie au milieu d’une nature sauvage qui ne cessait de vouloir se refermer sur lui. Aussi futile que ceci puisse paraître, c’était « notre travail pour l’amour du travail » (“our work for work’s state”), comme il le chante sur des cordes qu’il a vraiment appris à jouer pour l’occasion et des harmonies qui se déplacent dans un mouvement de balancier. A leur manière, ce sont de véritables hymnes sur le passage à l’âge adulte, des témoignages sur l’importance de continuer à grandir.
 
Daniel Rossen a longtemps étudié le jazz et la musique classique, développant ces compétences artisanales qui étaient si évidentes dans chaque pli complexe de ses anciens projets. Mais il y a dans You Belong There une infaillible rusticité, ainsi qu’une énergie due à sa nouvelle souveraineté. On les retrouve dans les tourbillons de piano et le fracas de batterie (de Chris Bear, l’un des rares invités ici) et les torsions de guitare de ‘Tangle’, une valse brisée qui surgit en plusieurs vagues puissantes. On les retrouve dans les rythmes variés, la cavalcade de cordes et de vents de ‘Shadow in the Frame’, fascinante réflexion sur la mortalité dans le paysage ancestral et enchanteur du Sud-Ouest américain. On les retrouve encore dans la simplicité trompeuse et la dynamique du morceau d’ouverture, ‘It’s a Passage’, mélodie magnétique dont les idylliques scènes hivernales et les moments de confusion existentielle coïncident parfaitement avec la main de fer dans un gant de velours qu’est le morceau. Ces chansons trouvent un équilibre entre finesse et force sans compromettre l’une ou l’autre – ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs.

Quand Rossen parle de la musique qu’il a faite, y compris celle de You Belong There, il fait preuve d’humilité, peut-être jusqu’à l’autodérision. Mais après toute une vie de travail, les 44 minutes de son premier LP vibrent de la détermination et de l’assurance d’un musicien au son unique. Il y a de l’agitation, de la tristesse, de l’angoisse et de la fragilité dans ces chansons, des sentiments que l’on éprouve inévitablement en vieillissant. Mais il y a aussi la splendeur ineffable de l’expression de soi, une émotion réservée à ceux qui sont assez audacieux pour la rechercher. “Can you see me now ?”, « Peux-tu me voir maintenant ? » chante doucement Daniel Rossen vers la fin de la chanson titre, s’émerveillant de chaque syllabe comme s’il s’agissait d’un trésor inconnu jusqu’alors.


Dans le clip vidéo de “Shadow In The Frame”, réalisée par Luke Bern Carr, on y voit Daniel se produire en solo sur scène, alors que la chanson se construit et que plusieurs Daniels apparaissent en chœur.

Le paysage qui entoure You Belong There est la considération sophistiquée et viscérale de Daniel Rossen sur ce qui vient après l’enthousiasme agité et la fanfare publique de votre jeunesse. Il s’agit d’une réintroduction fascinante de 10 chansons à une voix qui semble à la fois entièrement familière et complètement revitalisée par l’acte d’expression sans entrave et la nouvelle souveraineté de soi. 

Daniel Rossen déclare à propos de la vidéo : “L’idée est venue en partie de l’émission de télévision spéciale “The Music of Nilsson” de 1971, dans laquelle Harry Nilsson se produit en direct, puis commence à se multiplier et à s’harmoniser avec lui-même au piano. C’est une performance ridicule et aussi un peu solitaire. Luke et moi avons pensé que quelque chose de similaire, mais plus sombre et plus claustrophobe, pourrait refléter le ton de ‘Shadow in the Frame’. J’aimais aussi l’idée d’une performance unique adaptée à la vidéo elle-même. C’était l’occasion de se concentrer sur l’énergie intérieure anxieuse qui se cache sous toutes les couches de la version album.”