« Ce que tu as à dire, tu le dis. Tu es comme une lampe allumée, et où tu es, il fait clair. C’est pourquoi il arrive que j’ai peur et je voudrais me cacher de toi.» L’échange de Paul Claudel
Vous êtes sur un chemin. Le mouvement de votre corps. Vous ressentez pleinement la vie. Il y a quelque chose que vous allez abandonner. Vous ne le savez pas encore. Vous n’étiez pas préparé. Et pourtant. Arrêter ou continuer ? Abandonner ? Plus loin, il y aura un autre vous. Et toute cette errance, cette dérive pour être à nouveau quelque part. C’est tout le propos de Whatever it takes, l’envoûtant album de Quentin Sauvé découvert lors du festival Je reste à la maison.
Quoi qu’il en coûte, il faut pour ce jeune homme de 30 ans, au parcours déjà bien rempli où tout commence à l’âge de huit ans, se réinventer une vie. C’est à Laval en Mayenne, qu’avec son frère Amaury, après avoir vu un concert, ils s’inscrivent dans une école de musique, non conventionnelle. Attiré tout d’abord par le djembé, ramené lors d’un voyage par un cousin, ce sera finalement la guitare pour lui et la basse pour son frère.
Soutien infaillible des parents parce que la musique va prendre toute la place dans leurs vies. Leur mère les initiera à fond avec Neil Young, Led Zeppelin…
Entre le début et ses 20 ans, dans cette école atypique, il formera des groupes sous différentes formations et styles. S’engouffrant vers la fin de son adolescence dans le post punk, le hardcore, entre garage et métal, un lieu propice pour laisser fuir sa frustration et sa colère.
Il va aussi découvrir un réseau communautaire pour pouvoir tourner à travers le monde, le milieu DIY, do it yourself !
Toujours en groupe et frustré de ne pas pouvoir tourner tout seul, d’écrire davantage pour lui, il prend donc un chemin plus personnel. Il crée Throw Me Off The Bridge à 20 ans, en 2010. Surtout avant cela, il n’avait jamais vraiment chanté; désormais, il chante avec une voix claire.
Un chemin qui a pris dix ans à se faire dans sa tête. Une épopée très lourde émotionnellement. Une mise à nu, une écriture des textes très personnelle. Retrouver l’émotion de jouer en groupe mais seul. Alors il va découvrir des concerts dans des lieux fous, dans des cafés, des endroits hyper atypiques comme à Leipzig en Allemagne dans une grange…
Le voyage pour Quentin Sauvé : « Vite très heureux, mais blues de retour de tournée. L’enrichissement des musiciens rencontrés qui tournent comme vous et puis découvrir des gens dans leur quotidien, être hébergé chez eux, chez leurs amis, il y a une telle générosité , enfin tout dépend des gens qui t’accueillent… »
Pour voyager à travers le monde, il vaut mieux parler la langue de Shakespeare… « J’étais meilleur en espagnol, mais tout ce que j’écoutais était en anglais, je voulais comprendre; et puis au début, c’était pratique l’anglais pour me cacher derrière, mais très vite, avec les tournées, je voulais que l’on me comprenne, mais aussi maîtriser cette langue pour boucler moi-même mes tournées, notamment en Australie. »
Commencé seul, le projet Throw Me Off The Bridge prendra parfois des allures de duo ou trio, mais au final, au moment d’enregistrer le prochain album pendant la session studio, il se retrouve seul, les musiciens n’étant plus disponibles. Une réflexion intérieure s’engage. Et entre l’enregistrement et le mix de l’album, ça n’avait plus de sens de conserver ce nom. Arriver à soi donc, Quentin Sauvé.
Ce sont des artistes féminines qui l’inspirent le plus souvent : Soap and Skin, Daughter…
Puis arrive Whatever it takes : quoi qu’il en coûte.
L’album s’ouvre avec Dead end, la dualité. Arrêter un projet ou le continuer… Peur de sortir de chez soi, d’être dans le bruit.
Ghost parle de son ex-copine et des acouphènes. « Depuis 4 ans, j’ai des acouphènes, je m’y suis fait. J’ai appris à vivre avec. Chanson en parallèle de ce qui va rester, de ce qui va partir. Les acouphènes sont comme des petits fantômes… »
Un acouphène, du grec ancien « entendre » et « apparaître », est une sensation auditive dont l’origine n’est pas extérieure à l’organisme et qui demeure inaudible par l’entourage. Le son perçu peut ressembler à un bourdonnement, un sifflement ou même à un tintement ressenti dans le crâne ou dans l’oreille, d’un seul côté ou des deux (Source : wikipédia).
Etre un artiste selon lui, « C’est pas mal de solitude, alors on cherche dans le regard des gens, des proches, des choses qui te donnent du courage. Mais parfois, la passion de la musique me poignarde dans le dos, car il y a un vide. Parfois je perds confiance, alors il arrive qu’un jour sur trois, j’ai envie d’arrêter… »
Pour People to take care of : D’habitude, il écrit sur les choses perdues, ceux qui s’en sont allés, les disparus, les morts « mais là je voulais écrire avant de les perdre, écrire sur quelque chose de plutôt positif, ça parle de mes grands-parents, qui sont d’ailleurs dans le clip réalisé par Ananda Safo » (elle en a réalisé trois pour cet album). Elle dit ceci au sujet au sujet de sa collaboration avec Quentin Sauvé :
« J’aime suivre des projets où je ressens de l’ambition. Et lorsque j’adhère totalement à la musique, c’est encore mieux. Et c’est le cas pour Quentin. J’aime quand un artiste souhaite vraiment aller jusqu’au bout et décide d’offrir à sa musique un véritable écrin en images. D’aller plus loin que ce qui est fait la plupart du temps et de dépasser le « je veux faire une vidéo parce qu’il faut une vidéo ».Quentin avait des envies de cinéma dans ses clips et j’ai eu envie de le suivre pour cette raison. Je me bats pour développer cette approche dans le rapport musique et images depuis plusieurs années. Lorsqu’un artiste est prêt à tenter l’aventure, cela mérite d’y passer du temps et d’avancer vers la même ambition. Ensuite, l’inspiration pour le clip Half empty glass est née de plusieurs choses. Quentin avait une idée de porte à porte qui était liée au départ au clip Dead End que nous avons sorti en amont. Et lorsque nous en avons discuté, j’ai rebondi sur ses envies et je lui ai proposé cette histoire, liée à mon interprétation des paroles et à nos discussions plus générales, à ce qui me paraissait essentiel à l’écoute de son album, à ses textes, à ce qui se dégageait de tout son travail. Il y avait à mon sens une vraie relation entre l’enfant et l’adolescent qui ont existé, nourri du désir de « faire », de se réaliser… et l’adulte qui a fait sa route, qui est là pour en témoigner. Je me suis dit que parfois, il serait si bon, lorsqu’on est enfant, d’être rassuré par l’adulte que l’on deviendra. Et inversement, retrouver un peu de fraîcheur et d’innocence de l’enfance, lorsque la pression est devenue trop importante. Cette thématique est universelle. Nous traversons tous des difficultés. Et parfois, les portes peuvent se fermer. C’est déroutant, frustrant, déstabilisant… Mais, c’est aussi cela qui nous fait grandir et nous donne la force de nous surpasser. Il me paraissait important de ne pas savoir vraiment où cela se déroulait. Le territoire n’est pas vraiment défini et il laisse ainsi place à l’imaginaire. »
Notre homme est couvert de tatouages. Le premier a été fait à 19 ans. Il est la réplique d’un tableau peint par sa mère « Il représente la manière dont j’utilise la musique pour transformer la tristesse en quelque chose de cool, de positif. Les autres sont des souvenirs de tournée. »
La pochette de Whatever it takes a un côté direct, assez cru et rappelle celle des deux premiers albums de PJ Harvey (réalisées par sa photographe attitrée : Maria Mochnacz)un mélange deDry et de Rid of me. Pour Quentin Sauvé, c’est Romain Barbot qui s’est occupé de la réaliser. « Il y a un côté épuré, dénudé, qui synthétise bien l’album, ce côté direct sans peu d’effet, et que l’on retrouve aussi dans mes textes. Je ne voulais pas un portrait de moi. Ca pourrait être mon moi féminin… ». Romain Barbot dit à son sujet :
« Je connais Quentin depuis des années, on s’est rencontré à l’époque où il jouait dans As We Draw et où je chantais dans I Pilot Dæmon. On avait déjà travaillé ensemble sur deux pochettes, pour As We Draw et son autre projet The Brutal Deceiver. Pour le choix de la pochette, on a beaucoup discuté des paroles du disque et de ce qu’il cherchait à évoquer. C’est assez dépressif et le titre évoque l’idée de s’en sortir « quoi qu’il en coûte ». Je voulais quelque chose de simple, de naïf, qui évoque une impulsion, un certain lâcher-prise, une idée de bonheur brut qui semble si difficilement atteignable quand on est dans cet état, un certain aveuglement, qu’on peut retrouver dans le flash. Cette image a été laissée sur un de mes appareils photo par une amie. Comme une blague, une surprise, un cadeau… Et je ne l’ai découvert qu’au moment du développement. J’ai proposé plusieurs images à Quentin et je suis très heureux qu’il ait retenu celle-ci, car c’était celle qui collait le plus à mon goût. «
En parallèle de son projet solo, il est aussi bassiste dans le trio post-hardcore Birds in Row.
Intermittent, il est éclairagiste au 6PAR4, salle de musiques actuelles de Laval, une belle salle de 300 places. Il y a même obtenu une résidence pour aider un artiste à progresser et affirmer ses choix.
Le dernier morceau de mon album Wathever it takes, Disappear est dédié à mon grand frère Amaury. Il est devenu producteur et possède son propre et magnifique studio d’enregistrement The Apiary. Amaury en parle ainsi :
« J’accompagne mon frère Quentin dans la production de tous ses disques (tous projets confondus) depuis maintenant 10 ans. C’était donc très naturel de faire celui-ci ensemble. Je l’ai guidé comme un frère, un directeur artistique, un arrangeur et un technicien. Ça peut avoir ses avantages et ses inconvénients : on a le même parcours musical et quasiment les mêmes affinités musicales et références, donc on gagne du temps et de l’énergie à ce niveau-là ! Mais on a aussi notre relation de frangin à frangin à gérer, avec nos qualités et défauts respectifs… Ce qui est parfois difficile à gérer ! Mais sur ce disque-là, on s’en est plutôt très bien sortis. Je suis naturellement passé de musicien à producteur par simple curiosité à la base : envie d’essayer de faire les choses moi-même ! Envie d’expérimenter seul et de faire mes propres erreurs. J’y ai trouvé un autre avantage : celui de pouvoir enregistrer moi-même mes propres groupes et projets perso, à moindre coût et sans compter les heures ! De fil en aiguille, c’est devenu mon activité principale, qui me permet de gagner ma vie depuis maintenant 10 ans. J’ai d’abord construit moi-même, avec des maigres moyens, un home studio DIY dans les sous-sols de chez mes parents, en 2010. Mais très vite, c’est devenu trop contraignant pour tout le monde (le groupe, mes parents, moi-même) et j’ai commencé à réfléchir à déménager dans un lieu plus adapté… L’été 2014, on creusait les premiers trous à la pelleteuse et en juillet 2015, j’accueillais un premier groupe dans mon studio actuel The Apiary.
En mai 2021, il va retourner en studio. C’est déjà réservé. Mais pour le moment, profitons pleinement de ce rayonnement, cette sensation de printemps sans fin qu’est Whatever it takes. Epuré, délicat, passage de clair obscur. On est saisi par la douceur de la voix de Quentin Sauvé. Petit miracle d’avoir construit musicalement un chef-d’œuvre, dans un espace lumineux si étroit. Principalement avec sa guitare et sa voix. On pense alors à Jeff Buckley et son Live at Sin-é, et la comparaison n’est pas trop forte.
Il suffit de sortir de chez soi, de couvrir ses oreilles d’un bon casque, d’appuyer sur PLAY, que se distillent dans votre for intérieur Whatever it takes, d’arpenter les rues, et de se sentir happer par la vie au ralentit, de ces moments où l’on vacille, parce que vous avez reconnu un regard, et que votre cœur s’emballe, promesse d’un bonheur à venir. Laissez-vous tomber, Quentin Sauvé est là pour vous rattraper.
SZAMANKA
(merci à Marie Frétillière pour la relecture)