« Time Flies » de Pierre Omer and The Nightcruisers, qui sort ce vendredi 8 mai, est assurément le plus bel album post-guerre bactériologique. Une date à marquer d’une croix-rouge.
Le groupe genevois nous livre un album dont les huit titres s’effeuillent en un vagabondage cinématique et sonore empreint d’une résilience harmonieuse.
Qui persiste encore à diffuser l’idée que la Suisse est d’une neutralité ennuyeuse en tous domaines ? Il est temps désormais de remiser ce souverain poncif en haut du Cervin. Nous rappellerons aux plus dubitatifs que la patrie helvète, et Berne en particulier, héberge en son sein Beat Zeller, aka Reverend Beat-Man, promoteur depuis 1986 d’un rock blues primal et trash au sein de The Monsters et fondateur du label indépendant bernois Voodoo Rhythm.
La scène genevoise a pu quant à elle faire figure de belle endormie pendant de longues années mais force est de constater qu’elle est aujourd’hui redevenue très active grâce à Mama Rosin, Hell’s Kitchen, Matt Verta-Ray et bien évidemment Pierre Omer, chanteur, compositeur et guitariste à l’identité métissée – il est né en 1972 à Londres d’un père indien et d’une mère suisse – qu’il projette dans sa musique, elle aussi très diversifiée.
Ce background multiculturel a permis de multiples influences. L’homme est tout autant empreint de musique indienne, des chansons tirées de films et en urdu, la langue des musulmans en Inde, à la base de la musique soufie, dont il passe les 78T hérités de son grand-père mélomane sur un radiogramme antique qui « grince et souffle » et qui a « une vie avant la première note », que d’influences rock’n’roll, blues, swing, new wave et jazz : Revolver des Beatles, Talk Talk époque The Spirit of Eden (1988), Dr John, Tom Waits, Suicide, Siouxie and the Banshees (dont il aime le romantisme), Louis Armstrong, Leo Brouwer, Django Reinhardt, Fats Waller…
Un demi-siècle en arrière, Pierre Omer fait partie d’un cabaret d’avant-guerre, spectacle théâtral et musical (avec la comédienne Loulou), entre swing, cabaret allemand et chanson réaliste parisienne.
Puis vient la grande période des squatts, la période « gueule de bois »… En 1993, il fonde un projet folks-blues déjanté, entre country, musique orientale et musique traditionnelle suisse aux côtés de Alain Croubalian. L’aventure Dead Brothers durera pendant une dizaine d’années.
En 2007, c’est en solo voix/guitare qu’il sort son premier LP nourri de folk blues swing et de textes existentiels comme des « états d’âme, des tableaux d’impression ».
Il compose en parallèle des musiques pour le théâtre et le cinéma.
Au cours de la dernière décennie, les projets s’enchaînent avec toujours la même précision suisse : Pierre Omer’s Swing Revue en 2013, qui se réapproprie, au travers de compositions propres et de reprises, dans une approche plus garage que jazz somme toute, l’âge d’or de Harlem et les bas-fonds de la Nouvelle-Orléans en un gypsy swing outlaw gothic, influencé par Cab Calloway, le Golden Gate Quartet, Duke Ellington et Django Reinhardt.
Le groupe se produit au Binic Folks Blues Festival en 2017.
La même année, Pierre Omer, Bernard Monnet aka Monney B et Fred Raspail forment un trio blues undergound, swing classieux et folk sauvage : Los Gatillos (« Les gâchettes » en espagnol).
Voilà résumé le (déjà long) parcours du dandy folk et crooner genevois jusqu’à « Time Flies », construit en étroite collaboration avec Philippe Koller, violoniste et arrangeur venu du classique et du jazz et maître es-orchestrations.
L’album sort aujourd’hui sur Beast Records, l’indispensable label rennais dont on ne soulignera jamais assez l’admirable et constant travail de défrichement et sur Radiogram Records (label genevois).
Dès l’entame, « Still That Girl », au double sens phonétique (ne serait-ce pas Steal ?… Vole cette fille ou encore cette fille ?), marque l’équilibre général, grâce à des arrangements finement ciselés, et la richesse orchestrale, où chacun des douze musiciens apôtres de ce patchwork sonore s’accorde harmonieusement pour restituer la quintessence d’un son qui fait de ce « Time Flies » un joyau bientôt, et à l’évidence, couronné.
Ainsi s’entremêlent trompette, trio de cordes, banjo folk, batterie, violoncelle, violon alto, samples électroniques, pedal steel, violoncelle… qui virevoltent et s’imbriquent dans un sans-faute tout au long des huit titres de l’album, qui se décompose en quatre ballades cinématiques (qui ne sont pas sans nous rappeler Orville Peck, sans le masque toutefois), trois morceaux rocks et un instrumental (« Out Of The Picture »).
Le foisonnement de sonorités, loin d’être anarchique, forge au contraire l’étoffe soyeuse des morceaux, héritage mixé d’influences multiples que le duo Omer et Koller, fervents du « libre-cours », a su ingérer et restituer dans une belle liberté sonore, loin de tout académisme et dont on imagine le subtil travail pour parvenir à un tel équilibre funambule et serein.
Le clip « Who’s That Guy », filmé par la réalisatrice, productrice et documentariste genevoise Vania Jaikin Miyazaki, découvre la sublime voix de Lynn M.
Nous ne saurions trop vous recommander de vous laisser (em)porter par ce génie Omer-ique.
Alechinsky.
https://pierreomer.bandcamp.com/
https://www.beast-records.com/
Pierre Omer and the Nightcruisers : Lynn M von Aloan (chant – ex-Elvett), Bernard Trontin (ex-batteur des Young Gods), Christophe Ryser (contrebasse – ex-Hell’s Kitchen), Christoph Gantert (trompette), François Tschumy (pedal steel), Guillaume Lagger (harmonica), Julien Israelian (congas), Giacomo Grandi (violoncelle), Daniel Minten (violon alto), Alain Frey von Aloan (samples), Philippe Koller (violon), Pierre Omer (chant et guitare).