LE BISTROT, LA RUE DE LA SOIF… : UNE SOCIABILITÉ À LA FRANÇAISE

La première ‘’Rue de la Soif’’ qu’il m’ait été donné de connaître fût celle du petit village de Mériadec, entre Auray et Vannes, que mes grands-parents avaient choisi pour y passer une retraite paisible.

Mériadec comptait 2291 âmes au début des années 80 et trois bistrots dans la rue principale (route de Vannes), longue de 200 mètres.

Leur rôle social au sein du bourg était essentiel. Les hommes s’y retrouvaient quotidiennement, les plus jeunes ayant leurs habitudes ‘’Chez Armand’’, en haut du bourg, qui disposait d’un juke-box, d’un flipper et d’un baby-foot Bonzini et les plus anciens se retrouvant plus volontiers ‘’Chez Marie Dano’’, au milieu de la rue, ou ‘’Chez Jeannette’’, en bas du village, bar prisé pour ses terrains de pétanque.

‘’La Fontaine au Beurre’’, distant de trois bons kilomètres du centre-bourg, permettait d’assurer une certaine discrétion à ceux qui s’y retrouvaient, boulistes ou soiffards, bien souvent les mêmes d’ailleurs. Il était étonnant de voir devant sa façade une telle concentration de voiturettes sans permis (allez donc savoir pourquoi !).

Facebook n’avait pas encore colonisé nos campagnes et Apple éduqué nos enfants. On venait dans les bistrots pour discuter, partager et apprendre les dernières nouvelles alentour : on déplorait le décès la nuit dernière de Fanch Corignet, victime d’un excès de goutte ; on ‘’refaisait le match’’ du week-end en se remémorant la rouste infligée par l’AS Plescop, un village proche dont l’équipe regorgeait de talents footballistiques hors pair ; on y apprenait les dernières galipettes de la fille de joie du haut du bourg, répondant au doux sobriquet de ‘’Marie Salope’’, qui accueillait, moyennant contrepartie financière, les vieux garçons du village dans la maison de sa grand-mère Albertine. La pauvre vieille avait la cataracte et une déficience auditive avancée ; se doutait-elle de la raison de ces allers et venues incessants au sein de sa maison ? La question reste figée pour l’éternité.

Le bistrot permettait, et c’est toujours le cas, ‘’d’exister un peu plus et surtout de partager’’ comme le rappelle Christophe Miossec*.

Si vous allez un jour à Rennes, vous ne pourrez qu’être happés par l’effervescence et la ‘’fiévreur’’ de la rue Saint-Michel, couronnée ‘’Rue de la Soif n°1 en France’’, et du quartier environnant, avec la Place Sainte-Anne, le bas de la Place des Lices et la rue Saint-Georges, un véritable ‘’triangle des Bermudes’’ de la nuit selon l’expression employée par l’excellent Morgan Kervella, journaliste à Ouest-France et à ce titre observateur privilégié de la cité rennaise.

On ne louera jamais assez Mathieu Garnier**, spécialiste de la data (Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?…), d’avoir mené justement une étude très sérieuse visant à ‘’objectiver le concept de Rue de la Soif’’.

Sa bio nous apprend par ailleurs qu’il est amateur de poneys, de JJ Cale et du Stade Rennais, ce qui, convenez-en chers lecteurs, lui confère immédiatement notre blanc seing. Car oui, nous aimons aussi les poneys.

Son étude révèle que sur la cinquantaine de rues en France comptant au moins 10 débits de boissons, la rue Saint-Michel à Rennes est la plus dense avec un bistrot tous les… 7 mètres ! La 2ème place revient à la rue des Cordeliers à Bayonne (un bistrot tous les 12 mètres). La rue de Lappe à Paris 11e complétant le podium avec un bistrot tous les 15 mètres.

On notera que de toutes les rues du panel, c’est la rue de Bourgogne à Orléans qui compte le plus grand nombre de débits de boissons (24), mais sur une distance plus grande.

Combien de temps encore Rennes tiendra-t-elle la première place de cette infographie ? La Mairie ayant dans un passé pas si ancien souhaité ‘’réorienter’’ la vocation du quartier Saint-Michel/Sainte-Anne pour y établir des ‘’commerces de jour’’, en rachetant murs et fonds de commerce à la première opportunité.

Le souvenir de la fermeture en 2009 du ‘’1929’’, mythique café-concert situé au n°13 de la rue Saint-Michel, est encore très prégnant dans les têtes rennaises.

Quand on sait que le nombre de débits de boissons est passé de 200.000 bars dans les années 60 à 36.000 en 2015, la question est d’actualité.

La crise économique, la moindre fréquentation des cafés depuis le début des années 80, l’urbanisation, les évolutions des modes de vie et la progression d’autres activités de sociabilisation sont les facteurs de la disparition ‘’à petit feu’’ du nombre d’établissements. Entre 2009 et 2015, on déplore 8% d’établissements en moins en Bretagne.

Un seul mot d’ordre selon Miossec : ‘’Qu’on sauve de la mort programmée par l’Etat, nos bistrots-concerts et qu’on achève à coups de marteau les bars lounge. Jusqu’au dernier.’’.

Le métier de patrons de bistrots-concert est aujourd’hui un métier difficile en termes d’horaires et d’énergie. Ils doivent composer avec les problèmes de voisinage dûs au bruit et les contraintes horaires légales, s’assurer que leur établissement est conforme aux normes de sécurité…

Ce sont des propagateurs d’énergie culturelle, essentiels à la dynamique et à la survie (osons le mot) de la cité rennaise.

Des acteurs de la Cité motivés,

Qui créent et font vivre ces lieux d’activité, de solidarité et de culture qui font la qualité d’une ville,

Qui ont la foi, l’énergie, la passion et le goût pour les relations humaines, affirmant avec sincérité ‘’recevoir l’énergie des gens’’, qu’ils soient des habitués ou des nouvelles personnes,

Qui se mettent en quatre pour créer des lieux agréables, de discussion, de partage, des lieux ouverts, épanouissants, un ‘’joli monde’’ comme le dit l’un d’entre eux.

Ceux avec qui j’ai eu le bonheur de discuter m’ont tous avoué que ‘’ce qui les rend heureux, c’est de voir que les gens se font plaisir’’.

Pour tout cela, chers Bruno du Mondo BizarroPhilippe du Bistro de la CitéJean-No du Melody MakerSeb & Alain du Marquis de Sade et tous les autres qui me pardonneront à l’avance de ne pas les citer :

Merci de faire de vos bistrots des endroits humains.

Et sachez que si vous nous aimez, nous vous aimons aussi.

Car comme le dit Miossec : ‘’En Bretagne, question chaleur humaine, on ne mégote pas’’.

Alechinsky.

*Préface de ‘’ROK, 50 ans de musique électrifiée en Bretagne – tome 1 – 1960/1989’’ (Les Editions de Juillet, 2010).**Mathieu Garnier est également l’auteur d’infographies surprenantes et passionnantes sur la Beatlemania, les concerts, le football, la kinonymie, …, à retrouver sur le site www.datamix.fr