Le nouvel ouvrage ambitieux “Initial_A.”, de Thierry Murat, artiste-auteur-illustrateur de bandes dessinées, est une réflexion qui vise à esquisser une approche futuriste, un peu philosophique, un peu réaliste, sans doute un peu prémonitoire, des métamorphoses à laquelle nous pourrions bien être confrontés, si nous ne prenons pas garde à nos abattis algorithmiques. Ici, au-delà du fond il y a aussi la forme puisqu’ il innove en utilisant les dernières techniques (I.A.) pour construire cet ouvrage résolument militant et ainsi donner vie aux questionnements aussi bien dans le sens narratif que dans la pratique qu’il explore. Ajoutons à cela le contexte technologique voire même sociologique, hautement majeur, qui en constitue le nœud conceptuel et vous serez face à une épopée résolument originale. La vérité et/ou la réalité évidente questionne autant qu’elle divise. La fiction n’en est que mieux mise à l’épreuve. Même si la science-fiction est au centre des cases, la réalité est elle aussi au centre des pages, puisque la publication de cette œuvre à fait l’objet d’une annulation par son éditeur. Il se pose donc également la question de la légitimité de cette annulation, surtout après en avoir clairement explicité le sens…
Pourtant le parti pris que Thierry pose, à la charnière entre fin d’empire et cœur du chaos, serait susceptible d’en éclairer plus d’un sur la notion première de nos évolutions, proches ou lointaines, tant la problématique de l’apport de technologie n’est pas souhaitables, mais que d’en nier l’existence n’est pas pour autant meilleur. Sans langue de bois Thierry Murat a répondu à nos questions !
En quelques mots peux-tu brosser l’intrigue de ton nouvel ouvrage initial_A. ?
Le titre est évidemment un clin d’œil à Lewis Carroll (A comme Alice) et à Gainsbourg et son « initial BB ». Ce livre est un récit de science-fiction poétique. Une sorte de « conte philosophique » que j’avais écrit en 2020, mais que j’ai retravaillé plus sérieusement en 2022.
Dans un futur vaguement indéterminé, la voix off, un narrateur omniscient, parle avec une jeune fille sur une planète semblable à la Terre où tout est détruit et doit être réinventé par elle. Elle a, comme compagnon de route épisodique, un robot sphérique volant, est-il là pour l’aider ? La guider ?
Cette fable, « initial_A. », aborde l’idée qu’une civilisation en bout de course, trop algorithmée, un monde à réinventer, peut se reconstruire par la fiction, par le Récit. C’est un peu une parabole biblique sans le côté religieux. Plutôt épique ou mythique comme dans « Les Métamorphoses » d’Ovide. Le fondement de ce scénario, c’est : « au commencement était le verbe ». L’humanité se construit depuis la nuit des temps par la fiction, par la narration, qui donnent sens au réel. Les choses existent parce qu’on les nomme. Tout est récit dans notre civilisation d’être humain : l’argent, la moralité, la religion, la science, la guerre, et même la technologie… etc. Absolument tout. L’humanité n’existe que grâce aux récits qui la constituent. Et là, soudain, Alice le personnage central de cette histoire « initial_A. » doit refaire connaissance avec ce Récit qui a été perdu ou oublié. Alice dialogue ainsi avec la voix off du texte, une sorte d’entité omnisciente et mystérieuse. Cette voix est là pour essayer de relancer le court du Récit qui semble s’être éteint comme le feu sacré. Alice se retrouve ainsi narratrice malgré elle pour le rallumer… C’est une parabole qui je crois résonnera différemment selon les lecteurs. Pour moi, le sens de ce dialogue entre Alice et « la voix-qui-parle » n’est autre qu’une tentative d’introspection de l’humanité qui veut sauver sa peau. In extremis.
Quelle était l’idée à l’origine d’ initial_A. et qu’est ce qui te motivait dans l’utilisation de l’IA ?
L’algorithmisation du monde et du vivant est un sujet qui me préoccupe depuis longtemps. Cela pourrait se dater au moment où j’ai pris conscience de la nocivité des réseaux sociaux et décidé de m’en déconnecter aux alentours de fin 2018. La virtualisation de l’humanité dans cette civilisation numérisée à outrance qui oublie trop souvent d’articuler la puissance de la technologie avec le respect du vivant, est une mutation anthropologique majeure. Ce n’est pas une évolution anodine. Avec ce nouveau roman graphique, « initial_A. », que j’ai commençé à écrire en 2020 la dimension critique de la numérisation du monde était déjà très présente, même si les IA n’avaient pas encore déboulé dans nos vies et dans nos fils d’actu au quotidien. On était loin de se douter de ce qui se profilait. Donc en écrivant ce texte en 2020, j’avais naturellement prévu de le dessiner moi-même à la main, à l’ancienne, c’est-à-dire à l’encre sur du papier. Comment pouvait-il en être autrement à l’époque, où il était encore inimaginable de faire dessiner un robot depuis son ordinateur personnel…
Lorsque tu as commencé à travailler sur le projet, n’as-tu pas trop été déstabilisé ?
Le scénario d’« initial_A. » a dormi dans un tiroir pendant deux ans, puisque j’étais occupé sur un autre livre. Mais à la fin de l’été 2022, j’avais repéré rapidement l’annonce de la mise en ligne, via Discord, de l’application Midjourney. Le rapprochement inattendu entre ma propre activité de dessinateur et le sujet d’« initial_A. » était totalement incroyable et inattendu. Le dessinateur que je suis se connecte donc sur le programme Midjourney dont tout le monde parle (sans l’avoir essayé, la plupart du temps). Cette puissante IA de génération visuelle traduit du texte en image avec une « pertinence » déconcertante… L’outil est puissant. Un déclic se produit… Quelque part entre terreur et émerveillement. Le mysterium tremendum, en quelque sorte… La base de tout processus artistique. Donc, non. Je n’ai pas été déstabilisé, mais plutôt exalté, en tant que dessinateur toujours à l’affut de sensation nouvelles. En travaillant sur ces générations d’images « artificielles », j’ai alors cherché de manière empirique une méthode pour apprivoiser les algorithmes afin de trouver la justesse visuelle, les bonnes descriptions, les angles de vue, la qualité d’expression verbale qui vont conditionner la précision des scènes imaginées, le langage de la forme picturale et de la composition d’univers… C’était vertigineux… En quelques semaines, j’avais prompté, généré, trié, sélectionné, archivé plusieurs milliers d’images. Toutes singulières, inédites et surprenantes… Je me suis alors rendu compte que le propos de mes questionnements, à cet instant, était exactement le même que dans le scénario de « initial_A. » que j’avais écrit deux ans plus tôt. Explorer la frontière… Il me restait à construire les pages. Une à une, pendant cinq mois. Et à chercher dans cette architecture invisible d’entre les cases, comment faire dialoguer ces images entre elles avec mon scénario. Faire mon métier d’auteur de bande dessinée, tout simplement, mais d’une façon nouvelle et inattendue. Mais, où est la frontière ?… Dans cette hybridation combinatoire, qu’est-ce qui est humain et qu’est-ce qui ne l’est pas ? C’est justement le sujet du scénario… La démarche est paradoxale, je l’entends. Critiquer l’algorithmisation du monde en utilisant cet outil de génération d’images c’est culotté, je l’assume. Mais au-delà de ça, je suis certain que je n’aurais jamais pu aller aussi loin dans la réalisation de ce livre sans expérimenter réellement la fameuse frontière homme/machine qui est le thème central de l’histoire. Mettre les mains dans le cambouis, pour y voir plus clair en quelque sorte m’a permis d’aller au bout de ce livre-expérience.
Il s’est produit quelque chose d’imprévu dans la manière de travailler la relation texte-image qui a évidemment influé sur la narration. Ce livre n’aurait pas raconté la même chose si je l’avais dessiné comme d’habitude. Ce qui s’est passé est de l’ordre de l’improvisation en jazz, même si la trame principale du récit écrit en 2020 n’à pas bougé. Il y a dans cette démarche une grande part de savoir-faire, de connaissance de l’histoire des arts, de prévu et d’imprévu, qui mène jusqu’au final. Réaliser un livre de 150 pages comme cela, c’est assez étonnant à vivre.
Tu es précurseur dans le domaine c’est aussi pour toi une forme de challenge ?
Ce n’est pas vraiment un challenge. C’est plutôt une expérience artistique. La notion de challenge c’est ici peut-être de ne pas céder, comme certains illustrateurs, à la peur panique d’être effacé en tant qu’artiste par des algorithmes. Alors plutôt que le combat anti-IA, le point levé, et la colère au ventre, j’ai préféré essayer l’outil, dompter la bête pour en avoir moins peur, au lieu de me rouler en boule dans un coin en attendant ma mort et la mort de l’art. Pour ce qui est de la mort de l’art, elle n’est pas pour demain, ni pour après demain. C’est une peur que l’humanité éprouve à chaque siècle. La photographie devait soi-disant tuer l’art du portrait, tuer la peinture… etc. Non seulement ça n’a pas été le cas ; la photographie est devenu un art. Et l’art pompier figuratif et lourdingue à cédé sa place à l’art moderne et aux expériences enthousiasmantes de liberté que les artistes ont mené dès le début du 20ème siècle. Donc pas de panique. Ça va bien se passer avec l’IA utilisé par les artistes. Là où ça risque de devenir rapidement glauque, problématique et dangereux, c’est avec les utilisateurs non-artistes. Puisqu’ils vont de manière basique, binaire et instinctive avoir envie de falsifier le réel. Mais la falsification de la réalité n’est pas de l’art. L’artiste transcende le réel. C’est tout autre chose.
Voilà le chalenge : dompter la machine algorithmique pour mieux la comprendre et éviter de faire n’importe quoi avec. D’autre part c’est mon boulot d’artiste de porter un regard sur le monde et ses mutations. Et j’assume totalement cette démarche expérimentale d’hybridation artiste/machine, comme à l’époque de l’explosion de la musique électronique au milieu des années 90. C’était totalement jouissif et salvateur pour la création musicale qui ronronnait paisiblement.
Comment se sent-on quand on a fini un projet aussi important que « initial_A. » et que l’on apprend qu’il ne sortira finalement pas chez ton éditeur ?
On se sent censuré, blessé, anéanti, trahi… À deux doigts du burn-out. Comme une agression. Un passage à tabac. Empêcher la liberté de création à un artiste, c’est le violer intellectuellement, le torturer psychiquement. C’est un trauma profond. Le contrat d’édition était signé depuis plus de six mois. Le livre était terminé, programmé pour la rentrée littéraire de 2023, et soudain… des « activistes anti-IA » ont fait pression sur la direction de la maison d’édition, avec menaces, intimidations, etc. Finalement, l’éditeur à abdiqué face à la peur de la polémique. Il n’y a eu aucun dialogue avec moi, aucune proposition de sortie de crise. Uniquement une décision unilatérale et doctrinaire : L’IA c’est mal, les artistes ont peur, l’IA c’est un truc de droite, l’IA va tuer l’art, l’IA va détruite le monde de l’édition… etc. Point. Circulez y a rien à voir. Personne, chez les décisionnaires de cette annulation brutale, n’avait vu ou lu « initial_A. », un livre qui aborde pourtant ces craintes du technoscientisme sous l’angle fictionnel, sans donner de leçons, en sublimant la peur, justement, pour mieux la contrôler et l’appréhender. Bref… De la littérature. Mais bon… Cancel, donc. C’est assez terrifiant des comportements humains comme ceux-là. La passion totalitaire d’interdire un truc gênant. La certitude que la fin justifie les moyens… Bref… il faut relire « Les justes » de Camus, ou « l’Éthique » de Spinoza. Les philosophes nous éclairent bien plus que les idéologues militants.
Pourquoi t’es tu orienté vers une campagne de financement participatif pour le publier plutôt qu’une autre maison d’édition ?
Je me suis lancé dans cette aventure éditoriale libre. Par besoin de totale liberté justement, après ce violent épisode carcéral émotionnellement. J’ai essayé de proposer ce livre ailleurs, chez de gros éditeurs, également. Ils trouvaient ça super beau, super bien écrit, mais super bizarre, et super dérangeant. Ok. Basta. Même frilosité par rapport à la soi-disant hostilité du milieu de la bd et de l’illustration… Alors que j’ai constaté, lors de ma campagne Ulule, que tout le milieu n’est pas dans cette posture militante anti-IA, loin de là. C’est une minorité en fait. Une minorité qui aboie très fort sur les réseaux sociaux. Mais en définitive peut-être ne sont-ils pas si nombreux…
La campagne est bientôt terminée et elle atteint presque ton objectif. Tu dois être soulagé ? Comment te sens- tu ?
Presque ? Non, non. La campagne est terminée ! L’objectif de 19 400 euros est atteint depuis le 1er juillet au soir. C’est une très belle victoire sur l’intolérance et sur la censure éditoriale à l’américaine qui commence à gangréner la France. Les nombreux soutiens du milieu de la bande dessinée sur cette campagne de financement participatif ont été une très belle surprise. De belles signature du 9ème art sont venues spontanément me soutenir au-delà des clivages simplistes « pour l’IA tapez 1, contre l’IA, tapez 2 ».
Il s’agissait avant tout, pour ces soutiens de la part de confrères auteurs bd, de soutenir un des leurs, censuré pour avoir tenté une expérience artistique « contre nature ». Ils étaient là. Il y a eu aussi des libraires, des organisateur de festivals, des amateurs de bd, des lecteurs qui me suivent depuis une dizaine d’années et bien sûr des curieux. Ce fut donc une belle aventure humaine au final. Je suis heureux de faire exister un livre-expérience que l’on a voulu tué dans l’œuf. Très fier aussi. La fierté n’est pas un vilain défaut.
Après cette dure aventure, tu veux aller vers quoi dans ton prochain livre ?
J’ai d’abord eu envie d’arrêter, de changer de voie tellement j’étais écœuré par ce milieu… Et puis, le récit court que je viens de terminer pour Métal Hurlant m’a redonné foi… J’ai des envie de science-fiction, des envie de bande dessinée expérimentale en toute liberté (avec ou sans IA), parce que ça ronronne trop en ce moment. Et je m’ennuie profondément dans la production actuelle sur les tables de libraires. Beaucoup de livres de catéchisme idéologique… Beaucoup trop de livre du « camp du bien ». J’ai des envies de récits désinvoltes, des envies de « punkitude » dans la narration graphique, des envie d’histoire qui dérangent, qui mettent mal à l’aise. J’aimerais que l’on arrête d’imposer à l’art de jouer un rôle de purificateur de l’humanité, un rôle utilitaire de nettoyage idéologique aseptisé, et que tout ce qui sort ce cadre étriqué et doctrinaire soit considéré comme de l’art dégénéré. C’est nécessaire sinon on va crever noyés dans la moraline, bien avant que le réchauffement climatique nous brûle les ailes.
https://fr.ulule.com/initial_a/
https://www.facebook.com/profile.php?id=100092543447522&locale=fr_FR