Avec « Nocturnàlia », son nouvel album, le trio Raffut, regroupant Andy Cancre (Guitare), Jean-Bernard Louis (Percussions, Raffophone et chant) et Gabriel Moulin (Percussions, pifano et chant) développe son univers sonore en rencontrant poésie, mémoire et engagement. Entre portugais, catalan, languedocien et français, leurs voix se croisent pour faire résonner des luttes oubliées et des élans de vie, comme un chant polyphonique contre l’amnésie. On y croise Salvador Puig i Antich, figure de la résistance antifranquiste, célébré dans Élégia, mais aussi Joan Brossa et Max Rouquette, convoqués dans Cançon pour un dialogue poétique entre catalan et occitan. Inspiré de la ciranda brésilienne, l’album vacille, tantôt endeuillé d’indignation, tantôt festif célébré la vie, et fait de la musique un espace de mémoire vive. Vingt ans après la disparition de Rouquette, Raffut prolonge son combat poétique en inscrivant les langues dans un souffle universel, enraciné et ouvert. Nocturnàlia est ainsi bien plus qu’un disque : une traversée nocturne où l’on danse avec les ombres pour mieux réaffirmer la force de la vie.
Votre album s’intitule Nocturnàlia. Que signifie ce titre pour vous, et comment reflète-t-il l’esprit de l’album ?
Ce titre éponyme à l’album est un somptueux et profond poème de Joan Brossa. C’est un titre que nous avons composé entièrement à 3, qui reflète donc nos influences et sensibilités mélangées. Il évoque la nuit, les songes et les rêves. Il évoque aussi la résilience et la sérénité face à la mort.
Vous mêlez plusieurs langues dans vos morceaux : portugais, catalan, languedocien, français… Qu’est-ce que cette polyphonie apporte à votre musique et à votre message ?
Déjà chaque langue porte sa musique « interne » et enrichit donc la composition, l’amène quelque part.
Pour ce qui serait du message, il se retrouve justement à travers plusieurs langues qui correspondent à plusieurs parcours, plusieurs histoires personnelles. Des racines que l’on tient ou qui nous échappent ou bien des rencontres qui deviennent de nouveaux repères. C’est un simple appel à la variété culturelle, à la curiosité, à la composition d’un monde multiple.
Dans Elegia, vous rendez hommage à Salvador Puig i Antich. Pourquoi avoir choisi cette figure de la résistance, et comment avez-vous abordé ce sujet musicalement ?
C’est d’arpenter l’œuvre du poète Joan Brossa qui nous a certainement amené à vouloir rendre hommage à Salvador Puig i Antich… Une sombre histoire qui fait écho encore aujourd’hui.
Encore une fois ici c’est le symbole du droit d’exister en tant que différence culturelle ou politique qui en ressort! Le rêve d’une émancipation collective portant l’humanité au-delà de la violence. Un manifeste à faire résonner les voix pour les libertés dans la rue.
Musicalement, il nous est apparu assez évident de s’inspirer de Mangue Beat, un courant culturel né au Nord-Est du Brésil, prônant la mixité culturelle comme terreau fertile à l’imagination, revendiquant ainsi musiques traditionnelles de la « quebrada » (des laissé-e-s pour compte) autant que la modernité « électrique ».
Comment la ciranda brésilienne a-t-elle influencé la composition et le rythme de l’album ?
C’est un de nos groove brésilien préféré tout simplement. Si simple et si dansante, souvent avec une pointe de mystère, un répertoire Nordestin que l’on adore!
Cançon met en dialogue Joan Brossa et Max Rouquette. Comment ce dialogue imaginaire a-t-il pris forme, et pourquoi avoir réuni ces deux poètes en particulier ?
Désolé, c’est malheureusement une erreur que vous avez certainement lu dans la pleine page du numéro de « Politis ». Cançon met en dialogue Max Rouquette avec la plume d’un des musiciens de Raffut, Jean-Bernard LOUIS qui propose, en français, un pré-écho de cette poésie. Cette écriture en français permet d’avoir différents sens de lecture par rapport au poème de Max Rouquette mais aussi en lui seul sur la démarche de puiser parfois dans les œuvres du « passé ».
Merci pour cette rectification. La mémoire est très présente dans vos morceaux, mais vous évoquez aussi la vie, la résilience, la fête. Comment trouvez-vous l’équilibre entre hommage et célébration ?
Dans la fête justement! La fête est habillée de musique et de danse, de rituels et de célébrations! C’est bien dans les moments de réunion collective (comme la fête) que l’on rend hommage à celleux qui ont compté dans notre monde, que l’on célèbre aussi ce qui nous réunit entre vivants!
20 ans après sa disparition, quel est l’héritage de Max Rouquette dans votre œuvre, et comment le prolongez-vous à votre manière ?
Un nom qui retentit du village jusqu’à Montpellier, des poèmes qui nous entourent, dont on se saisit. Raffut est né dans un village limitrophe d’où venait Max Rouquette, cet enchanteur des abîmes. S’y intéresser c’est y succomber. Il à une écriture déjà très musicale dont il est très difficile de se passer lorsque l’envie de composer avec des poésies endémiques ouvertes au monde est là, pourquoi s’en priver ? C’est certainement l’aspect « romantique » et contemplatif qui nous attire dans ses filets. Nous prolongeons cette sensibilité à travers la douceur parfois, le psychédélisme aussi.
D’ailleurs nous nous apprêtons à rentrer dans une nouvelle création suite à une commande de la ville de Montpellier pour continuer à travailler sur ses œuvres. L’occasion de la découvrir le 20 septembre à Montpellier.
Vous parlez de langues « enracinées et ouvertes au monde ». Comment cela se traduit-il concrètement dans votre démarche artistique ?
Enracinées certainement car elles appartiennent souvent à un territoire défini et palpable, avec notamment des cicatrices qui en témoignent. Ouvertes au monde pour préciser probablement qu’il ne s’agit pas d’un prétexte au repli sur soi ou sur quelconque idée nécrosée d’intolérance.
Votre musique semble aussi porter une dimension militante. Pensez-vous que l’art a un rôle à jouer dans les luttes sociales et mémorielles aujourd’hui ?
Oui tout à fait, qu’on le veuille ou non, c’est un vecteur d’idées plus ou moins déjà construites ou à construire. Autant conscientiser un minimum cette responsabilité lorsqu’on présente un sujet artistique. L’art sert à s’interroger, sert à se questionner sur nos certitudes, nos croyances et nos représentations par exemple. Ce serait tellement réducteur de penser que l’art n’est pas politique, l’art œuvre au dialogue social et au débat démocratique.
Quelle place accordez-vous à la transmission culturelle, linguistique, poétique, dans votre projet musical ?
Nous nous situons là où on ne nous attend pas et ce presque malgré-nous, en mêlant catalan et occitan par exemple dans une musique singulière et accessible, qui s’éloigne des clichés que l’on pourrait parfois se faire de la musique traditionnelle tout en en portant l’héritage. Cette approche nous permet de transmettre une poésie souvent cantonnée à des niches.
Au-delà, nous aimons discuter de nos influences, de nos choix artistiques à la fin d’un concert. Nous proposons aussi de temps en temps des ateliers de transmission de chants, de rythmes et de danses.
Photo de couv. Cedrick Nöt