[Interview] elie zoé – « Shifting Forms »

Avec « shifting forms », son quatrième album solo, elie zoé poursuit un travail de expérimentation aussi musicale qu’existentielle. L’artiste lausannois·e y déploie une écriture resserrée, traversée par des réflexions venues de la physique, de la biologie et de l’anthropologie, pour interroger la place de l’humain dans le vivant. Le disque, autoproduit au sein du collectif Humus Records, s’inscrit dans la continuité d’une démarche artisanale et indépendante elie y mêle rigueur sonore avec l’économie de moyens et un esprit grand ouvert. Derrière la formule minimaliste guitare-batterie, elie zoé poursuit l’exploration d’un espace émotionnel où le fragile côtoie le brut, où la tension se fait apaisement. Shifting forms marque également une étape personnelle importante : après l’annonce de sa transition, l’artiste signe un opus plus calme, plus ouvert, porté par une recherche d’équilibre et de nuance remarquable. Chaque chanson y agit comme un fragment de pensée, une tentative de recomposer le monde à partir de liens nouveaux, entre soi, les autres, la nature et tout ce qui vit.
Entretien avec elie zoé…

Arnaud Robert écrit que “tu chuchotes à l’oreille des cris qui ne font pas mal”. Comment reçois-tu cette formule? Est-ce une manière juste de décrire ton rapport à l’émotion dans la musique?
j’adore cette formule, le fait qu’elle rapproche et rassemble le doux et le fort, et où ce qui pourrait paraitre violent est en fait quelque chose qui fait du bien, voire qui apaise. c’est comme si elle faisait communiquer des mondes a priori séparés, et c’est quelque chose de central dans mes textes. 


la formule d’Arnaud contient, au niveau esthétique aussi, beaucoup de ce qui se trouve dans ma musique: c’est des chansons pop… mais avec une esthétique rock (je joue de la guitare électrique et performe sur scène avec un batteur). je travaille sur la formule du duo depuis plus de 10 ans, pour pouvoir créer les contrastes et les dynamiques les plus grandes possibles: pouvoir remplir l’espace sonore rien qu’à 2, et passer facilement d’une énergie presque noise/bruitiste/urgente à une chanson folk en un claquement de doigts.

j’aime la transformation de l’énergie en concert, le voyage émotionnel créé par les chansons. 

il y a dans le cri chuchoté une idée du brut, du rugueux, du simple aussi. et c’est des mots que j’utilise volontiers pour décrire ma musique.


 
Tes disques ont quelque chose de profondément intime. Comment arrives-tu à préserver cette sincérité bouleversante album après album ?
ça me fait plaisir que tu aies cette sensation d’intimité à l’écoute de mes disques, parce que je l’ai aussi en enregistrant: on utilise très peu d’artifices. on enregistre la base des morceaux en live guitare-batterie-voix ou piano-batterie-voix, ce qui crée directement une ambiance – c’est comme si on capturait aussi la pièce dans laquelle on enregistre, et notre émotion du jour. 
 
ce sont aussi des chansons très liées aux émotions, comme si la musique permettait un accès direct à des endroits à l’intérieur de nous auxquels on a pas forcément accès dans la vie de tous les jours. je parle et chante depuis cet endroit-là, plus intime, mais plus universel aussi (ce qui peut paraitre paradoxal, mais à mon sens ne l’est pas).
 
et le fait que cela soit préservé d’un album à l’autre vient certainement du fait que j’ai toujours l’impression d’écrire et de chanter depuis le même endroit, exactement là où je suis ce jour-là. comme une sorte de stabilité en mouvement. alors on peut bien sûr observer le temps qui a passé entre deux enregistrements, comme des photos prises à un instant donné, mais sur lesquelles je me présente sincèrement, là où je suis et comment je me sens à ce moment-là.


 
Tu as annoncé ta transition de genre l’année dernière et cet album marque aussi cette nouvelle étape dans ton parcours humain. Te sens-tu plus libre d’exprimer tes sensibilités aujourd’hui par rapport à l’époque de Hello Future Me ou plus loin encore à l’époque de Dead-End Tape?

je me suis toujours senti très libre, entouré de personnes que j’aime et qui contribuent au fait que la musique que j’imagine se concrétise en enregistrement. je peux ensuite la partager sous la forme d’album et de concerts. quelle chance! 
 
ce qui a changé ces dernières années est mon regard sur le monde et les êtres qui l’habitent. et mon rapport à elleux, qui va de la manière dont je les nomme à la façon dont j’interagis avec. je me sens plus calme, plus apaisé. c’est aussi comme si je pouvais observer plus de nuances, et donc avoir une palette de couleurs vocales et sonore plus large à mettre au service des chansons!

 
Dans shifting forms, tu t’inspires de la physique, de la biologie, de la sociologie… Comment ces lectures influencent-t-elles concrètement ton écriture et ta manière de concevoir ta musique ?
écrire des chansons a toujours été pour moi un moyen de répondre intuitivement/instinctivement aux questions presque philosophiques que je me pose : qu’est-ce qui fait qu’on vit? d’où on vient/où on va? 
 
j’ai d’ailleurs eu un parcours scolaire jusqu’en école polytechnique tourné vers les maths et la physique, pour essayer d’y répondre. mais j’ai ensuite décidé d’arrêter mes études pour écrire des chansons, et de la même manière que j’ai eu d’apprendre à écrire des chansons et les chanter sur scène en total autodidacte, je continue d’apprendre en autodidacte sur le monde en lisant, en discutant, en rêvant. tout ça est intriqué et se retrouve dans les paroles de mes chansons. 
 
je m’interroge et réfléchis particulièrement ces dernières années à la communication, aux langages, parlés ou non, humains mais pas seulement. à leurs limites et aux zones de contact qui permettent d’établir un dialogue, même entre des êtres qui ne se comprennent, a priori, pas. à tous les sens que j’ai pas forcément eu l’habitude d’utiliser et qui permettent de communiquer et d’habiter le monde de manière plus ajustée.


 
Tu revendiques depuis toujours une esthétique lo-fi, DIY, low-tech. C’est un choix esthétique, philosophique, écologique aussi. Quels sont les défis et les joies les plus grandes que t’impose cette indépendance ?
je ne sais pas vraiment si c’est des choix que je fais… c’est comme si je devais juste le faire comme ça!
 
il se trouve que j’aime voir les gens fabriquer des choses, j’aime savoir comment c’est fait, j’aime l’idée de transformer la matière soi-même… je trouve qu’il y a énormément de beauté dans les métiers de l’artisanat et dans les savoir-faire d’avant l’ère industrielle. les découvrir et les réapprendre, les réinterpréter avec ce qui existe aujourd’hui est quelque chose qui me passionne! 
 
concernant les défis, ce sont aussi en fait des sources de joie : j’ai décidé de faire de la musique mon activité principale en sachant dès le départ que je vivrais sous le seuil de pauvreté (c’est toujours complètement le cas malgré le fait que ce projet gagne en visibilité). cela me demande de vivre avec peu (et j’aime l’inventivité que ça demande), un peu en marge du système (et j’aime le recul que ça me donne souvent), de trouver des solutions ingénieuses low tech et pas chères (comme de construire un studio l’année passée avec du matériel de récupération pour enregistrer cet album), et de compter beaucoup sur la collaboration et la communauté de gens qui m’entourent et qui soutiennent ce projet. avoir un réseau de proches très solide, ça donne de la joie!

 
 
Ton duo guitare-batterie donne à ta musique une puissance contenue. Qu’est-ce que cette formule minimaliste t’apporte sur le plan créatif ?
je travaille la formule du duo depuis 2014. c’est un choix délibéré, parce que j’aime que chaque élément puisse prendre une grande place. l’objectif est de pouvoir créer un maximum de dynamiques et de contrastes au sein d’un album ou d’un concert, de pouvoir remplir l’espace sonore rien qu’à 2. j’ai par exemple modifié mes guitares pour pouvoir jouer de la basse en même temps, et je joue sur plusieurs amplis à la fois. j’enregistre ma voix en live pour créer un effet choral dans certains moments du concert. et Fred Bürki, le batteur qui joue sur scène avec moi, chante et joue des claviers aussi.


 
je ne dirais pas qu’on contient la puissance, mais plutôt que des minuscules modifications dans notre manière de jouer une partie de morceau peuvent avoir un grand impact sur la manière dont elle va sonner et résonner dans le public. et que quand on décide de tout lâcher, c’est très facile de se synchroniser et que ce soit très puissant.



Tu dis que la musique se conçoit “en tribu”. Comment cette dimension collective s’incarne-t-elle dans ta manière de créer, d’enregistrer, ou même de tourner ?
c’est des collaborations au long cours : je publie tous mes albums sur le label Humus Records depuis 2016 (4 albums solo, mais aussi des projets et albums collaboratifs en parallèle comme Autisti avec Louis Jucker, /A\ avec Franz Treichler des Young Gods et Nicolas Pittet, Pigeons avec Christian Garcia-Gaucher, et Berceuses, un collectif de 8 singer-songwriters). 
 
Louis Jucker, mon collègue de longue date et ami proche, a enregistré et produit 3 de mes albums solo, dont shifting forms. il est le chanteur du groupe Coilguns dans lequel joue Luc Hess, le batteur qui a joué sur le dernier album. 

je tourne avec Fred Bürki depuis 2022, mais je le connais depuis 2013, et on avait déjà fait une tournée européenne ensemble à cette époque-là. l’équipe de tournée est composée d’ami.e.s, comme si on transportait un peu notre maison avec nous.

 je pourrais donner encore plus d’exemples (à chaque fois que je tire un fil c’est tout un réseau qui s’ouvre), mais je crois que ça se ressent même de l’extérieur dans la cohésion sonore entre les albums, et dans le fait que j’aime inviter mes proches à chanter sur les disques (comme dans Tiger Song, et plus récemment dans change my name).
 
d’ailleurs, je suis en train de réfléchir à une manière de tourner qui intégrerait ces valeurs, que j’appellerais « snail tour » (« tournée escargot »), où on resterait une semaine dans chaque lieu. on profiterait des journées pour faire des balades pour aller à la découverte et à la cueillette des plantes sauvages du coin, pour faire des ateliers de dessin ou de peinture avec ces plantes ouverts à toustes, des repas communs… mais surtout pour proposer à toutes les personnes motivées de la région d’apprendre les chansons en amont, et de se rassembler pendant la semaine pour répéter ensemble et former une chorale amatrice qui viendrait partager la scène avec nous. 

j’ai déjà mené cette expérience plusieurs fois ponctuellement, et ça me donne envie de transformer ça en véritable mode de tournée dès 2027!


 
shifting forms semble interroger notre rapport au vivant, à toutes ses formes. Quel message souhaites-tu faire passer à travers cette réflexion?
j’ai l’impression que la manière dont on regarde et dont on pense le monde et soi-même influence ce qui s’y passe. et si le fait de faire la paix à l’intérieur de soi appelait la paix à l’extérieur? et si je me disais que les choses et les êtres qui peuvent faire peur et angoisser sont en fait des allié.e.s, des collègues? et si le fait de changer un nom, de réfléchir à l’utilisation d’un mot, avait une puissance presque magique? 
 
par exemple, si dans mon rapport aux êtres vivants avec lesquels je cohabite dans le monde, je décidais d’arrêter d’utiliser le mot « nature » – mot qui me donne la sensation de m’exclure du reste (cf B. Morizot et V. Despret)? qu’est-ce que ça changerait dans mon lien aux arbres, aux carottes, aux lacs, aux montagnes et aux oiseaux? et si je regardais la mort comme une transformation d’énergie magnifique, et pas comme une fin triste? qu’est-ce qui influence et crée ma cartographie du monde?
 
ces dernières années, je suis allé chercher d’autres récits, d’autres cosmogonies que celle dans laquelle j’ai grandi. et j’ai juste observé celles qui m’appelaient, celles avec lesquelles je me sens bien, et comment elles me rendent heureux et joyeux. et j’ai écrit des chansons depuis ce voyage!



Tu dessines, tu composes pour le théâtre, le cinéma… Ces autres formes d’expression nourrissent-elles ton esprit créatif ?
c’est d’autres endroits, mais qui sont reliés. 

je suis synesthésique – je vois la musique en couleurs et en formes – alors c’est logique pour moi de dessiner. 

aussi, j’aime écrire pour des contextes à contraintes comme le théâtre et le cinéma, parce que les contraintes sont aussi de grands moteurs de création. c’est un chouette jeu que de se demander ce qu’on peut faire qui soit aligné à soi dans des contextes qui nous semblent parfois loin de nous.

cela m’arrive d’adapter et d’intégrer des chansons que j’ai écrites via ces mandats aux albums que je produis ensuite (par exemple, sur l’album shifting forms, j’ai écrit pale eyes pour une pièce de théâtre, the whole of the moon part d’un brouillon de chanson écrit pour un film et avant ça j’ai chanté I Saw Everything et Tidal Waves de l’album Hello Future Me respectivement au théâtre et pour une lecture musicale). 

ce sont des expériences de création, des recherches de solutions techniques et des expériences humaines qui bien sûr ont des influences sur mon travail et l’enrichissent. je suis un grand écosystème formé de toutes ces personnes et ces expériences!

 

 

Photo de couv. Lea Kunz