Nés à Bordeaux en 2020, les trois membres de Bilbao Kung-Fu n’ont pas mis longtemps à faire parler d’eux. Porté par une énergie brute et un amour assumé pour la langue française, le groupe s’impose rapidement avec deux EP remarqués, L’Arc-en-Ciel (2021) et Déséquilibre (2023), entre envolées psyché et décharges rageuses. Leur premier album, Où est passée l’Innocence ?, sorti le 23 mai 2025, marque un tournant plus sombre et plus affirmé, tant sur le fond que dans la forme. En trio soudé, Bilbao Kung-Fu frappe plus fort que jamais, entre rock garage abrasif et influences psychédéliques, sans rien perdre de sa sincérité. Sur scène, leur intensité évoque Thee Oh Sees, Téléphone ou encore The Doors, avec une présence scénique qui fait mouche, du FIMU de Belfort à Garorock, en passant par les premières parties de Stuck in The Sound ou Deportivo. Rencontre avec Natty chanteur d’un groupe qui transforme chaque concert en uppercut émotionnel.
Comment s’est formé Bilbao Kung-Fu ?
C’est une histoire assez progressive, avec plusieurs grandes étapes. À la base, il y a Mathéo (le batteur) et moi à la guitare — on est frères — et on a monté un premier groupe ensemble en 2012, qui s’appelait The Rockyknockers.
Quand on est arrivés au lycée, on a rencontré Rémi (le bassiste) et Jeff (l’ancien guitariste). D’abord, on a continué sous le nom The Rockyknockers, puis on s’est renommés Mama Psyché. Enfin, en 2020, on est devenus Bilbao Kung-Fu.
Pourquoi avoir changé de nom plusieurs fois ?
Notre musique a beaucoup évolué avec le temps. Chacun de nous grandissait, nos manières de travailler changeaient, et on essayait toujours de se rapprocher de notre idéal musical. Chaque changement de nom correspondait à une étape marquante, un virage artistique.
Quand on est devenus Bilbao Kung-Fu, c’était vraiment une transformation importante. Avant, on était plus « libres », mais parfois un peu désordonnés. Là, on a commencé à structurer davantage notre musique, à assumer un rock chanté en français, et ça correspondait mieux à ce qu’on voulait faire.
On a aussi été coachés à cette période par Guillaume, qui nous a énormément aidés. Ça a donné une nouvelle dynamique, un vrai tournant. Et ce nom-là, Bilbao Kung-Fu, on ne compte plus le changer !
Est-ce que ça a facilité la composition ?
Clairement. On a trouvé une esthétique qui nous ressemble. Ce qui est intéressant, c’est que notre style n’est pas défini par un genre précis. On ne se dit pas : « on fait du garage rock » ou « on est un groupe post-punk ». On se laisse une vraie liberté stylistique.
L’identité de Bilbao Kung-Fu, elle est surtout portée par notre approche du chant : en français, en polyphonie, avec des chœurs et beaucoup d’harmonies. Et puis surtout, une énergie scénique très directe. On chante tous, on donne beaucoup.
On dirait que vous êtes douze à chanter parfois !
(Rires) Oui, on nous le dit souvent. C’est un vrai marqueur chez nous. Quand on compose, on ne se met pas de limites. Si un morceau tend vers un style différent, on l’assume, mais toujours à notre manière : avec nos voix, notre énergie. Ça reste cohérent dans l’univers du groupe.
Comment s’est passée la transition à trois après le départ de Jeff ?
C’était un moment charnière. Jeff est parti en août 2023, peu après la sortie du deuxième EP. On avait déjà commencé à bosser sur les morceaux du nouvel album, donc on a dû tout réadapter pour un trio.
Plutôt que de chercher un remplaçant, on a décidé de rester à trois. Et finalement, ça a rétabli un certain équilibre. Chacun ramène des idées de compositions, et on voit comment les adapter ensemble. Cette période de transition nous a obligés à resserrer nos liens, à repenser notre dynamique, même sur scène.
On a fait pas mal de résidences, on jouait beaucoup. Tout ça a créé une vraie bulle créative. C’est ce qui donne, je pense, cette énergie commune qu’on sent dans l’album.
Vous avez toujours chanté en français ?
Oui, depuis nos débuts en 2012, avec The Rotten Tockers (notre tout premier projet), on écrivait en français. C’était naturel à l’époque : on avait 12-14 ans, on ne maîtrisait pas vraiment l’anglais.
On a ensuite testé les deux langues jusqu’en 2020. Et quand on a lancé Bilbao Kung-Fu, on a décidé que le français deviendrait l’un de nos marqueurs. C’était à la fois un choix artistique et stratégique.
Est-ce que le français limite ou enrichit le rock ?
Je pense qu’il faut juste l’assumer. Si ça vient des tripes, n’importe quelle langue peut sonner. Le français a ses particularités, mais il peut être très puissant, surtout si les paroles ont du sens.
En plus, chanter en français nous permet d’installer plus de subtilité. Les gens comprennent mieux les textes, donc ils peuvent aussi mieux entrer dans notre univers.
Il y a une vraie ambivalence dans vos chansons : entre joie, frustration, colère…
Oui, c’est voulu. On essaie de refléter des émotions complexes, pas juste un sentiment unique. Peut-être que c’est un trait de notre génération, ce mélange d’insouciance et d’angoisse. Ou alors, c’est universel et ça traverse toutes les époques.
Mais c’est vrai que dans le rock, il y a dix ou quinze ans, c’était soit revendicatif, soit festif. Le mélange des deux, c’était plus rare. Nous, on essaie d’équilibrer ça. On peut parler de choses graves avec une énergie positive, une certaine légèreté.
Vous n’êtes pas un groupe « revendicatif », politiquement parlant ?
Pas vraiment. On a des convictions, bien sûr, mais on essaie d’éviter les discours trop frontaux. On veut rester subtils, éviter le piège des paroles datées ou trop explicites.
On admire beaucoup de groupes anglo-saxons très engagés comme Idles ou Amyl and the Sniffers. Mais en France, c’est plus compliqué à faire en gardant du style, du fond et de la forme. C’est un vrai défi. Il faut que ça reste pertinent, sensible, sans être lourd.
Comment choisissez-vous les thèmes de vos chansons ?
C’est un travail collectif, mais plus dans l’articulation que dans la décision. Chacun écrit, chacun apporte ses idées. L’album est né dans une période de remise en question, après le départ de Jeff, où on était un peu perdus.
C’était une période difficile, mais aussi très fertile créativement parlant.
Parfois, la douleur aide à créer. Et cette sincérité se ressent dans vos morceaux !
Écrire des chansons, ça a toujours été un bon moteur pour nous. Mais c’est vrai qu’on ne l’avait jamais expérimenté comme ça. Avant, nos textes étaient plus légers, avec des thèmes un peu naïfs, comme « L’arc-en-ciel ». Pendant cette période, on a commencé à écrire sans vraiment se concerter, on a énormément composé, je dirais une vingtaine de chansons. On les a toutes bossées, pré-produites, et c’est là qu’on a fait une sélection pour n’en garder que 14 sur l’album.
Ce qui est marrant, c’est que même à ce moment-là, on ne réfléchissait pas forcément en termes de thématiques. On a juste gardé les morceaux qui nous parlaient le plus. Et puis, en se posant la question du titre de l’album, en relisant les paroles, on est tombé sur « Où est passée l’innocence ? ». C’était évident : ça résumait bien l’atmosphère du disque, et en plus, c’est la première phrase qu’on entend quand on lance l’album. Il y avait une vraie symbolique.
C’est vraiment quand on a commencé à faire des interviews, à échanger avec des gens autour de l’album, qu’on a réalisé qu’il y avait un fil rouge très clair : l’amour, la désillusion, les rêves, l’ambition, le passage à l’âge adulte… en somme, la construction et la déconstruction. C’était hyper naturel, on ne l’a pas calculé, mais ça s’est imposé comme une évidence. Avec Mathéo, on a écrit tous les textes à deux, et on était ultra connectés artistiquement à ce moment-là.
Et d’avoir cette cohérence, sur un premier album qui pose une vraie identité, qu’est-ce que ça vous fait ?
Franchement, beaucoup de fierté. Les deux premiers EP, ça a été un peu galère. On se cherchait, il y avait toujours un truc qui clochait. Sur L’arc-en-ciel, on n’assumait pas totalement notre côté rock. Sur Déséquilibre, on a essayé d’aller plus dans cette direction, mais on faisait encore des compromis. Des compromis bêtes, en plus. Là, pour l’album, on s’est libérés de ça. On a arrêté de faire des concessions inutiles, et on s’est vraiment fait confiance.
Le résultat, c’est un album cohérent, qui synthétise une période bien précise pour nous. Et on voulait faire un statement : montrer que Bilbao Kung Fu, ce n’est pas juste un truc mignon écouté une fois. On voulait que ça marque, que ce soit plus structuré, plus fort. Et 14 morceaux, c’est beaucoup, mais c’était notre manière de dire : « voilà tout l’univers du groupe ». Parce qu’en EP, avec cinq titres, c’est dur de faire passer toutes les facettes d’un groupe comme le nôtre.
On fait aussi bien du rock que de la pop. En live, ça peut devenir très énervé. L’album, c’était le bon format pour tout montrer. Et on voulait qu’il ait cette énergie brute, viscérale, celle d’un vrai premier album. Une référence, à notre échelle.
Il y a une vraie énergie directe dans l’album. C’était volontaire, ce retour à l’essentiel ?
Complètement. Avec Rémi, on fait de la musique ensemble depuis 2015, et avec Mathéo depuis 2012. On aurait pu se perdre dans des trucs plus complexes, expérimenter… mais là, on voulait aller droit au but. Guitare, basse, batterie, chant. On joue, c’est tout. Pour les prochains projets, on évoluera sûrement. Mais là, on voulait que ça soit simple, honnête, viscéral.
Et cette maturité dans les choix artistiques, vous l’avez acquise avec le temps ou vous avez été aidés, structurés par des gens autour de vous ?
C’est un mélange des deux. On a reçu plein de retours de gens qu’on respecte, comme Guillaume, notre ancien manager. Il nous a montré des méthodes de travail, des manières de structurer un projet. Ça nous a appris beaucoup. Mais paradoxalement, c’est aussi quand il est parti qu’on s’est vraiment libérés. On a compris ce qui nous frustrait, ce qu’on ne voulait plus faire.
L’expérience nous a appris une chose essentielle : si tu veux vraiment proposer quelque chose, aussi étrange soit-il, il faut y aller. Et surtout, il faut bien choisir les gens avec qui tu travailles. Notre ingénieur du son, par exemple, a été génial. Il avait une vision très ouverte, il écoutait vraiment ce qu’on voulait faire, il nous proposait toujours d’essayer. Ce n’est pas toujours le cas, beaucoup sont enfermés dans leurs habitudes. Lui, il a sublimé nos morceaux, et ça a tout changé.
Justement, parlons de l’esthétique du projet : les clips, les visuels, la pochette… Il y a un vrai ton, simple mais frais. Comment l’avez-vous construit ?
Ça aussi, ça a été une évolution. Sur les premiers EP, on sent qu’on n’était pas encore sûrs de nous. On voulait faire pro, sérieux… mais ce n’était pas vraiment nous. À un moment, on s’est dit : arrêtons de jouer un rôle. On aime la folie, l’humour, l’impro, la spontanéité. Et ça s’est reflété dans nos clips, qu’on a fini par réaliser nous-mêmes.
L’idée, c’est d’être nous-mêmes. On ne veut pas avoir une image trop sérieuse, trop posée, si ça ne nous correspond pas. Bien sûr, on dose : parfois c’est trop, parfois pas assez, mais on apprend. Et puis, on a des influences qui nous ont confortés là-dedans, comme Frank Zappa, avec son côté absurde mais musicalement hyper exigeant. Ou les Who : de la grosse déconne, mais une volonté d’excellence dans la musique.
Et en live, vous transposez tout ça aussi ?
Le live, c’est hyper complémentaire. C’est un défouloir, une manière de faire le show, de donner une autre dimension au projet. On a souvent eu des retours de gens qui nous découvrent en live et qui disent que c’est là que ça clique. Au début, ça nous a desservis : nos EP étaient plus « gentils », alors qu’en concert, c’est plus rock, plus intense.
On essaie de rapprocher les deux maintenant, mais sans perdre cette liberté en live. L’idée, c’est que les gens ressortent en se disant : « j’ai vécu un truc ». Le live, c’est précieux. Ça doit être un moment de partage, pas une copie conforme du disque. J’ai vu des concerts où tout était trop lisse, trop proche du studio, et ça m’a déçu. On veut l’inverse. On veut que le public ressente notre envie d’être là, de se donner à fond.
Photo de couv. Jean-Baptiste Laporte-Fray