Il régnait une atmosphère particulière le mardi 26 mars 2019 ; au dehors, un avant-goût de printemps, au dedans aussi, dans mon appartement, à travers le mur de ma chambre, si je tendais l’oreille, me parvenaient quelques notes maladroites d’un piano, fragments timides, Gymnopédies de Eric Satie, c’était de bon augure.
Sortir donc, arpenter les rues comme Eric Satie autrefois, grand marcheur, avancer à travers l’obscurité, repasser dans des rues d’un quartier qui avait abrité des moments de ma vie, du temps jadis, pour aller à la rencontre du pianiste Armel Dupas.
C’est au studio de l’Ermitage (dans le 20ème arrondissement de Paris) qu’il présentait Broderies, son dernier projet, piano solo, initié et composé par Lisa Cat-Berro, qui « a composé toutes les mélodies et harmonies, moi j’ai fait les arrangements et les accompagnements ».
« Le fait que Lisa soit venue avec des titres comme Chanson pour la pluie, Berceuse, Eternel spring donnait une certaine couleur au projet et surtout Broderies, qui a donné le nom à l’album, ça a du sens pour moi. C’est quelque chose qui se tisse à la main, qui est sensible, fragile, un travail minutieux ».
Originaire de la région nantaise, ce natif de 1984 naît trois mois après la mort de son arrière grand-père maternel, Marcel Peigné, résistant protégea des gens, fut dénoncé par ses propres voisins puis déporté.
Son papa joue dans les orchestres de bal en Bretagne, dans des dancings jazz. « Avant ma naissance, un piano est arrivé à la maison mais n’a pas beaucoup été joué. C’est pourtant mon frère et mon cousin qui m’initient à mes premiers accords. Il existe même une photo où l’on me voit avec une coupe au bol devant ce piano ».
Cet instrument est une révélation, et quand on voit son niveau de jeu, on imagine les heures de labeur qui ont été nécessaires pour en arriver là. Lui dit calmement, et à notre grand étonnement : « Je n’en ai pas conscience, je n’ai pas eu l’impression de travailler, la notion de plaisir à son contact me remplissait de joie ».
Dans la famille, la musique est une valeur suprême. Même s’il fait un détour par une école de commerce (il se voyait à 18 ans vendeur de véhicules au sein d’une concession SAAB), c’est la musique qui l’engloutit.
Il accepte d’être ce qu’il est : un artiste. « Etre artiste, c’est lié à quelque chose de très intime, une brisure, une fêlure qui permet d’exprimer et d’aller toucher la sensibilité des gens ».
Il organise à Nantes une masterclass avec le pianiste Baptiste Trotignon. C’est ce qui le mettra en relation avec le label Naïve, qui viendra au secours d’Alex Beaupain, pour l’aider à composer pour le film Dans Paris, pour lequel le réalisateur Christophe Honoré veut des sonorités jazz. L’aventure se prolongera jusqu’au film Les biens aimés.
Mais c’est avec le cinéaste Arnaud Desplechin que la collaboration sera fidèle. « La première fois, c’était pour le film Conte de Noël, au grand studio Ferber. Il me dirigeait devant le grand écran ».
Une autre fois, Arnaud Desplechin était avec Howard Shore (immense compositeur de musique de film, de nombreuses fois primé) à New York et il y avait une séquence à faire au piano. Pas satisfait du résultat, le réalisateur dira : « On le fera refaire par Armel à Paris ».
« Arnaud Desplechin prétend qu’il n’y connaît rien en musique, mais il connaît tout au contraire! Il est aussi d’une grande gentillesse. »
Le lendemain du concert, ils enregistraient dans l’après-midi dans le studio de Pierre-Marie Williamson, une séquence de son prochain film.
Pierre-Marie Williamson, producteur sonore, est à la genèse de son album Broderies. « J’écoute sa musique depuis longtemps. Ce qui retenait toujours mon attention, c’était des petites pièces, des intros piano, des choses toutes simples, dépouillées, de direct, que je voulais approfondir. D’ailleurs, nous avons ouvert le piano sur lequel a été enregistré Broderies afin d’enregistrer une multitude de sons ».
« Les micros ont été placés très près des marteaux afin d’entendre sa mécanique, puis en-dessous pour récupérer un son plus chaud et plus rond et enfin dans la pièce, en arrière, pour l’atmosphère. Après, il fallait restituer par le mixage, l’émotion du toucher délicat et habité d’Armel« .
C’est donc un piano à cœur ouvert qui se présente à moi. Le fameux piano de son enfance, arrivé ici dans le studio, suite à de nombreux déménagements, des histoires de vies, de séparations.
Jusqu’à présent, le jazz occupait la majeure partie de sa musique. Il a même joué avec le « boss » Henri Texier et avec différentes formations. Deux albums ont vu le jour : A night walk et Upriver, plus électro-jazz et personnel. Broderies est qualifié de néo-classique…
Entre concerts dans de belles salles, dans divers lieux autour du monde, Armel Dupas fait le grand écart et propose des concerts chez l’habitant. « Ces concerts sont des agrégats de moments de vie. C’est tout frais, je découvre ce métier en solo. Auparavant, la charge émotionnelle était divisée entre plusieurs personnes. Au début, ça me terrorisait de jouer seul ».
« Maintenant, je parle comme je joue, je fais des blagues, j’échange avec le public. Pas de mise en abîme, juste prendre le temps de parler de ce que l’on va faire, de cette matière vivante qu’est la musique mais aussi de ma vie d’artiste ».
Au studio de l’Ermitage, il a joué pieds nus, pour sentir la pédale, la sensation d’être un peu comme à la maison, puisqu’il joue comme ça chez lui.
En repartant du concert, je songeais à ce petit miracle si dans quelques années, un auditeur à travers le mur de son appartement entendait quelques notes de piano et se disait : « Tiens, c’est du Armel Dupas ».
Szamanka