Actrice pornographique, rangée des voitures, mais aussi actrice dans plusieurs films, dont l’excellent « Déjà mort », Coralie Trinh Thi, amie personnelle de Virginie Despentes, tireuse de cartes à ses heures et longtemps chroniqueuse musicale pour Rock&Folk, continue d’exercer une vraie fascination sur tous ceux qu’elle côtoie. À raison.
À l’aube de la cinquantaine, la coréalisatrice du manifeste féministe « Baise-moi » et de plusieurs autres films, dont l’adaptation du roman de Virginie Despentes « Bye-bye Blondie », une autre œuvre majeure de son époque, sort rarement de Paris.
Nous avons logiquement rendez-vous à la terrasse d’un café de la capitale. Rencontre autour d’un Coca entre deux volutes de cigarettes avec une prêtresse gothique tout en noir, une chaude après-midi de printemps.
Coralie, quel est ton rapport avec la France ?
Je suis née à Paris, j’ai grandi à Paris. Trinh Thi, c’est un nom vietnamien, celui de ma grand-mère maternelle. Et du côté de mon père, je viens d’Allemagne. Mon grand-père était un résistant communiste. Il a été déporté pendant la guerre et a trouvé refuge en France. Une partie de ma famille a été ruinée par le communisme vietnamien et l’autre, l’allemande, a été sauvée par le communisme. Donc j’ai un grand-père allemand pas nazi. Je ne suis finalement qu’à 1/4 vietnamienne.
Quelles conclusions, en termes de conscience politique, as-tu tirées de tout cela ?
Je suis libertaire, un peu hors cadre.
As-tu l’occasion d’aller au Vietnam, à la recherche de tes racines maternelles ?
Je n’y suis jamais allé. Pas eu envie et c’est cher. Mais je finirai par y aller.
« On ne fait pas fortune dans le porno. »
Une fille comme toi, qui a fait fortune dans le porno, qui écrit des bouquins, qui réalise des films cultes, n’a pas les moyens d’aller dans son pays à la recherche de ses origines ?
On ne fait pas fortune dans le porno. Ni dans tout ce que tu as dit. Dans le porno, tu es payé en tant qu’acteur. Tu as un cachet et c’est tout.
Quand tu as commencé le X, ce n’était pas courant comme maintenant. C’était très choquant ?
Cela choque toujours les gens maintenant, mais c’était un peu l’âge d’or effectivement.
« J’ai des hots d’or sur une étagère. »
Comment as-tu géré cela avec ta famille ?
Avec l’entourage, cela a été très compliqué d’être accepté. Je ne me souviens même pas si je l’ai dit à ma famille ou si elle l’a appris par ailleurs. C’était dur de ne pas le savoir à un moment. Je crois que je leur ai dit. De toutes façons, je n’ai plus de contacts avec ma famille mais pour d’autres raisons complètement indépendantes.
Tu gardes quels souvenirs de cette période ?
J’ai des hots d’or sur une étagère. Cette période était hyper fun. Franchement, je me demande même si ce n’était pas la meilleure période de ma vie. J’étais payée pour faire un truc que j’aimais et je voyageais. J’avais plein d’activités très diverses. Oui, je pense, avec le recul, que c’était la meilleure période de ma vie. Je suis également très contente de ce que j’ai fait après. Je suis très contente de ma vie en fait. Je pourrais mourir maintenant et je me dirais que ma vie n’a pas servi à rien.
« Elles avaient la flemme de mettre un CD. »
Il faut dire que tu as cumulé. Après le porno, il y a eu Virginie Despentes et « Baise-moi » ?
J’avais lu son livre trois fois avant de la rencontrer. Le label Hostile voulait faire des duos entre des rappeurs, ceux de Ministère Amer je crois, et des actrices porno. Cela ne s’est pas fait mais j’ai rencontré Benjamin, la personne qui gérait le projet. Nous avons discuté et il m’a confié n’avoir rencontré que des actrices qui n’écoutaient pas de musique, ou juste de la pop, voire la radio car elles avaient la flemme de mettre un CD. Nous, nous avons tout de suite commencé à parler d’hardcore, de Kickback, de la musique que j’écoutais à ce moment-là.
https://www.youtube.com/channel/UC_9dfIpKEnkDyWTvGjul1DA
Pas évident la connexion, surtout à la fin des années 1990…
Non, mais j’avais mes copains punks, les potes du lycée. J’étais au centre de Paris, à Saint-Paul, à côté de l’île Saint-Louis. J’avais des zones de vie totalement différentes et séparées. En dehors du porno, j’avais mes potes du lycée, je ne fréquentais pas du tout les gens du porno.
« Le syndrome Marie-Madeleine »
Tes copains punks savaient que tu passais tes journées à faire du X ?
Tout le monde le savait, oui. Et que c’était cool. C’est quand tu arrêtes que cela devient lourd à porter. C’est le même schéma chez toutes les anciennes hardeuses. Très souvent, lorsqu’elles arrêtent, elles se mettent à dire du mal du X. J’appelle cela le syndrome Marie-Madeleine, la pécheresse repentie. Elles se mettent forcément à dire à quel point elles ont été maltraitées…
Tu n’as jamais été maltraitée ?
Non mais il m’est quand même arrivé des histoires un peu glauques… Les abus, c’est, par exemple, dire oui pour une scène avec un acteur et, lorsque tu arrives, c’est une scène avec trois acteurs avec qui tu ne tournes pas habituellement. En général, le réalisateur se dit que tu diras oui une fois sur le tournage. Sauf que moi, je disais non et je repartais. Ce qui est convenu est convenu. Quand tu es fragile, peut-être que tu n’arrives pas à dire non, que tu tournes la scène et que, du coup, tu le vis mal.
« Je n’ai jamais pris de cocaïne sur un tournage. »
Y avait-il beaucoup de drogues qui circulaient dans ce milieu ? On était encore à l’époque de l’héroïne, en plein dans les années sida ?
Je pense qu’il y avait de la coke, mais moi je n’en prenais pas dans le porno. Je prenais de la drogue, mais en dehors avec mes copains punks. Je n’ai jamais pris de cocaïne sur un tournage. J’avais vraiment des zones de vie complètement séparées.
Revenons à Virginie Despentes. La rencontre s’est passée comment ?
Virginie avait écrit un truc sur Kickback, Benjamin d’Hostile m’a donné le flyer. Lorsque j’ai vu son nom, je lui ai tout de suite dit que j’avais lu trois fois son bouquin. Il a organisé un dîner pour que nous nous rencontrions. Nous sommes devenues amies. J’ai tourné pour elle dans un court-métrage, « Les jolies doses », avec Vanessa Demouy, une histoire de dealeuses. Ensuite je lui ai prêté un film porno, « Exhibition 99 », de John B. Root, car je jouais dedans. Elle a vu Raffaëla Anderson et Karen Lancaume.
Dans sa tête, cela a fait un déclic. Elle voulait réaliser « Baise-moi » avec ces deux filles-là dans les rôles. Elle s’est dit : « C’est Nadine et Manu » et m’a téléphoné pour me dire ça. Au début, j’ai trouvé que c’était vraiment une drôle d’idée. J’ai relu le livre, une quatrième ou cinquième fois, en m’imaginant Karen et Raffaëla jouant Nadine et Manu. En fait cela fonctionnait parfaitement.
« Je suis aussi consommatrice de porno. »
Le porno, c’est un truc de mec. Tu en parles comme si c’était un truc de filles ?
Je suis aussi consommatrice de porno. Il y a plein de filles qui le sont en fait, même si cela se dit moins.
« Baise-moi », c’était une belle aventure. Dans ce film, tout paraît surdimensionné. On dirait des images amateurs, les scènes ne sont pas possibles, très explicites. Et il y a eu la censure, presque logiquement ?
La censure, c’était vraiment dur. Il y a un côté « tu es punk, genre « crachez-moi dessus, je m’en fous », mais cela touche quand même quelque chose. Cette censure, nous l’avons vraiment très mal vécue. Ce n’était pas juste que les méchants gagnent. Les méchants, c’était l’association « Promouvoir », une association de grenouilles de bénitiers (NDR : cette association créée en 1996 est proche des milieux catholiques traditionalistes. Elle est dirigée par l’ancien juriste André Bonnet. Elle a eu avec succès, dans son collimateur, les films La Vie d’Adèle et Love, ou encore Antichrist. Baise-moi fut son premier succès judiciaire). Elle a porté plainte auprès du Conseil d’État pour nous faire retirer le visa. Cela m’a fait rire au début, puis lorsque la censure est tombée, j’étais vraiment hyper choquée. Nous sommes en France, quoi. Sans visa, le film a été retiré des salles deux jours après sa sortie.
« Une publicité monstre ».
Avec le recul, on peut dire que cela a fait une publicité monstre au film. Nous avons été diffusés dans le monde entier et nous avons beaucoup voyagé pour la promo, au Japon, au Canada… Il y a eu un effet pervers. Nous sommes passées au JT alors que c’était un film punk destiné à un public underground. C’était comme si, au lieu de jouer à la MJC, tu te retrouvais au Stade de France. Ce n’était pas prévu comme ça.
À qui s’adresse ce film finalement, à un large public ?
Ce n’est pas un film pour tout le monde, non. Les gens pas punks n’ont pas à voir ce film.
« J’ai signé Betty Monde 2. »
Il y a d’autres livres importants dans ta vie, notamment « Betty Monde », ton premier roman ?
Ce livre parle de moi. Au lieu d’être actrice porno, je suis chanteuse de métal. Je l’ai écrit en trois mois. Pour écrire, je m’isole complètement, et mon rythme s’inverse. Je me réveille à onze heures du soir et je dors la journée ! Je m’isole totalement. Comme l’histoire est dans ma tête. Après cela vit tout seul.
Toujours pas de suite à Betty Monde ?
Non, mais je dois. J’ai signé pour faire Betty Monde 2 il y a 10 ou 15 ans… Je suis horrible car à la place, j’écris La Voix Humide.
Un sacré pavé ?
Je voulais, au début, écrire un livre simple pour raconter mon expérience dans le porno. C’est devenu une cathédrale avec plein de fils rouges et plein d’autres thèmes. La Voie humide, j’ai mis 3 ans à l’écrire. (NDR : le livre, paru en 2007, a bénéficié en 2022 d’une réédition préfacée par Virginie Despentes en 2022, toujours aux éditions Au diable vauvert.)
Des manuels d’initiation
Cela te permet de vivre aujourd’hui ?
C’est très difficile de vivre de son statut d’auteur car en général tu as une grosse avance au début et tu ne touches plus rien après. Sauf sur les Osez, où j’ai eu une petite avance au début mais après de vrais droits d’auteurs qui tombent tous les ans. Osez, c’est toute une série de manuels d’initiation.
Il y a, dans ta vie, le sexe mais aussi la drogue ?
J’ai eu une vie dissolue et extrême, mais je ne me suis jamais shootée. Mon père est mort d’une overdose d’héroïne. Cela m’a mis un stop. Mais j’ai testé toutes les autres drogues de mon époque. J’ai même été accro à la cocaïne pendant la période « Baise-moi ». J’avais besoin d’un trait pour aller acheter du pain. Par contre, je ne connais rien à toutes ces nouvelles drogues chimiques.
« Prendre du LSD te transforme vraiment. »
Je pense aussi que prendre du LSD te transforme vraiment. Et j’en ai pris beaucoup. J’ai bien aimé, surtout les micro-pointes. Du LSD qui n’est pas sur un buvard mais sur une pierre à Zippo. C’est une tuerie pour les dents. Je me suis fait refaire les dents à l’âge de 17 ans, c’était bien avant, mais cela m’a protégé des effets des drogues sur les dents, elles étaient déjà fausses. Il y a les gens qui ont pris du LSD et ceux qui n’en ont pas pris.
Tu penses quoi des drogues aujourd’hui ? C’est à bannir ?
Chacun doit faire sa propre expérience. Je suis pour la légalisation du cannabis, évidemment, mais pas seulement. J’ai personnellement arrêté les drogues douces même si j’ai essayé le CBD car je fais de la fibromyalgie, une maladie avec des douleurs chroniques et une fatigue extrême, des problèmes de concentration… Je pensais que cela pourrait m’aider, mais non.
« Virginie, c’est ma propriétaire. »
Tu parles de ta maladie et de ses conséquences sans aucune pudeur sur Facebook ?
En même temps, c’est rigolo. Je ne suis pas là à me plaindre horriblement. Pourtant je viens de perdre mon chat, et le chat survivant est tout seul et déprime. Il a neuf ans. Là, je viens d’adopter un chaton corse par Facebook.
Virginie Despentes, tu la vois toujours ?
Oui, j’ai vu son nouveau spectacle. Virginie maintenant, c’est ma propriétaire. Quand j’ai eu des galères avec mon ancien propriétaire qui avait le droit de me faire expulser même si tous mes loyers étaient à jour, Virginie Despentes a acheté un appartement pour pouvoir me le louer. Quand même.
« Les codes ont tellement changé. »
Que penses-tu de #MeToo et de tout ce qu’il y a autour ?
Je trouve cela horrible. Chaque fois qu’il y a une nouvelle histoire, cela me déprime complètement. Les codes ont tellement changé. Nous n’avons plus du tout le même regard sur les relations humaines que dans les années 90. Il y a des choses qui semblaient complètement naturelles de mon temps et qui ne le sont plus. Alors j’observe et je trouve que les mecs s’adaptent plutôt bien.
Franchement, beaucoup ont bien intégré le consentement. Au début, le mouvement ne me plaisait pas car ils ont traduit cela par Balance ton porc. Et ce n’était exactement le même délire. C’était trop malveillant pour moi.
Patrick Auffret
La Voie humide, 800 pages – 23 euros. Éditions Au diable Vauvert.
Photo de couv. D.R.