« Mark Dixon Détective » d’Otto Preminger. Le blues sur le trottoir.

Dès les premières images, cela percute notre occiput : travelling sur les jambes d’un homme marchant à travers la ville puis s’arrêtant sur une inscription à même le trottoir. « Where the Sidewalk ends ». Ou le titre du film. Après cette introduction en guise de pied de nez, nous attendons donc de la noirceur, des crimes en bas-fonds et de la castagne. Nous en aurons. L’immense Otto Preminger met tout son savoir-faire au service d’une intrigue haletante et nous ballote entre excellence de l’interprétation et réalisation au cordeau.


1950. Mark Dixon, flic monolithique, est de la trempe de ceux qui en donnent. Mal vu par sa profession, peu soutenu par son supérieur mais épaulé fermement par son side-kick, Mark veut en découdre, une fois pour toutes, avec la Mafia. Son objectif ? Faire la peau de Tommy Scalise. Au cours d’une enquête accusant l’un de ses hommes de main, Dixon commettra l’irréparable : le meurtre par inadvertance de ce dernier. Acculé, il maquillera cet homicide en un autre, mettant ainsi en péril un chauffeur de taxi et sa délicieuse fille.
Nom de nom, quelle descente aux Enfers ! Quelle puissance !
Otto Preminger, auréolé du succès de « Laura« , ne laisse pas de place au hasard et nous laisse hagard.
Moteur. Action.


Chez ce réalisateur d’exception, les acteurs et actrices sont constamment au premier plan et les mouvements de sa caméra se doivent d’accompagner leur talent. Ici, les protagonistes rivalisent de tension dans des plans séquences laissant libre cours à leur interprétation. Des parenthèses millimétrées comme autant de respirations entre deux cœurs ou d’aveux compromettants. Des dialogues comme des revers du droit. Un film noir taillé pour le ring.
Là où nous attendions une certaine forme de manichéisme dans la figure du héros nonchalant mais incorruptible, « Where the sidewalk ends » privilégie le clair-obscur, aussi bien dans l’appréhension de ses personnages ( où se situe le Mal? Le Bien? ) que dans sa photographie digne de l’expressionisme allemand. Ainsi, certaines artères de la ville sont les témoins privilégiés de corps qui trébuchent dans une nuit opaque ou de pantins désabusés se dessinant dans un noir et blanc tranché.
La caméra du futur réalisateur de « L’Homme au bras d’or » épouse cette fuite en avant avec élégance et efficacité. Pas de montage hâtif. Pas de plans trop surchargés. Champs contrechamps dynamiques. Science du cadre où chaque personnage semble être figé dans l’instant mais sur le qui-vive. Bande-son organique et score toni-truand. Autant de paramètres techniques qui nous enivrent mais brouillent définitivement les pistes.
Et que dire de cette parabole sur l’éthique et la morale que nous retrouverons, bien des années plus tard, dans le vertigineux « Autopsie d’un meurtre »?

Where the Sidewalk Ends (1950) de Otto Preminger : Dana Andrews, Gene Tierney, Bert Freed.

Effet-miroir :
Comment discerner un anti-héros d’un salaud ? Un détective musclé d’un mafieux adipeux ?
Comment se dépêtrer d’une situation en tentant un coup double ? Comment garder son âme au chaud et ses principes sous le manteau ?
Le Sir Preminger connait son anthologie du porte-flingue par cœur et se délecte. Mieux, il laisse une part d ‘incertitude-dans les replis de sa mise en scène-laissant au public toute latitude dans la décortication de son chef-d’œuvre.
Mark Dixon avance sur une corde raide, prête à claquer au moindre faux pas. Notre rythme cardiaque s’accélère. Notre souffle se suspend.
Des images se cristallisent.
Un échange de regard. Un dîner. La romance aux frontières de la violence.
Otto tamponne notre cerveau. Le marque au fer rouge…sans que nous n’en ayons conscience.
Un tour de force ?
Non, la preuve d’une indiscutable maestria et d’une distribution impeccable.
Dana Andrews, remarquable de justesse dans « Les plus belles années de notre vie » de William Wyler, campe avec solidité un flic porté sur les torgnoles. Mi Bogart, mi Mickey Rourke, ses coups de sang sont sa force mais aussi sa malédiction. Le movie-maker colérique en joue et lui fera frôler les abimes pour notre plus grand plaisir sadique.
La vénéneuse Gene Tierney (« Le ciel peut attendre« , « Les Forbans de la Nuit« , « L’aventure de Mme Muir« , « La Main gauche du Seigneur« ,…excusez du peu) lui donne le change avec charme et conviction et oscille entre empathie et trouble permanent.
Enfin, Karl Malden (dont la « gueule » lui ouvrira les portes d’une carrière sidérante) joue les seconds couteaux avec assurance et magnifie un casting impérial trié sur le volet.

Hollywood, c’était mieux avant ? C’était différent.2021 nous offre la possibilité d’en capter chaque décennie via des éditions de DVD prestigieuses, des plateformes, du streaming ou des chaines câblées.
Alors ?
Il est grand temps de (re)découvrir ce monument du Cinéma. Grand temps de rendre hommage à un cinéaste de génie qui fit rimer « classe américaine » et rigueur autrichienne. Grand temps de retrouver une actrice dont le glamour n’avait d’égal que le talent.
C’était vraiment mieux avant ?
Evidemment.
Là où il y a Gene, il y a toujours du plaisir.

John Book.