“SORRY WE MISSED YOU”. WORKING DAY AND NIGHT.

Ken Loach est comme le beaujolais nouveau. Nous l’attendons toujours avec un plaisir teinté d’appréhension. Cette année, allait-il nous décevoir ou nous enchanter ? Allait-il nous laisser un arrière-goût amer ou nous transporter au bout de quelques minutes tant sa richesse et son arôme enivreraient le plus endurci des cinéphiles ? Pour sa dernière livraison, le pape du cinéma engagé et militant n’y va pas par quatre chemins et nous met face aux dysfonctionnements d’une mondialisation globale et dévastatrice.

Ricky et Abby (Kriss Hitchen et Debbie Honeywood, formidables de justesse) vivent à Newcastle et forment un couple engoncé dans un carcan social des plus difficiles. Abby, mère courage et pleine de bon sens, partage son emploi du temps entre plusieurs aides à domicile auprès des personnes âgées tandis que Ricky, working class hero tenace, s’échine à trouver un job régulier afin d’apporter à sa famille une stabilité.

Mais entre la proposition ubuesque, made in UBER, de « partenariat » d’une entreprise de transports de colis se « mettre à son compte » tout en leur rendant des comptes !) et la crise d’adolescence de leur fils, nos deux héros du quotidien mettront leur fragile statut et leur santé en péril.

C’est incontestablement le long-métrage de Ken Loach le plus dur depuis « Sweet Sixteen » et « LadyBird ».

« Moi, Daniel Blake », sous ses dehors de véracité documentaire, se drapait d’une photographie aux allures chatoyantes. Ici, « Sorry we missed you » n’enjolive rien, ni l’environnement dans lequel gravite nos protagonistes, ni une réalité crue où le moindre écart économique se substitue à une descente aux Enfers. Paul Laverty signe certainement son scénario le plus âpre, ne sacrifiant jamais ses personnages sur l’autel des lendemains qui chantent, et prouve qu’il est un storyteller de génie. Son acolyte, quant à lui, met ses aptitudes de réalisateur au service d’une narration implacable, à l’image d’une spirale infernale où les efforts sont rarement récompensés et met en exergue la qualité de jeu impressionnante de ses acteurs (Katie Proctor et Rhys Stone sont prometteurs!).

Enfin, la retenue dont fait preuve « Sorry we missed you » bouleverse autant qu’elle indigne. Nécessaire, solidaire et d’une cruauté sans nom, la dernière livraison cinématographique de Ken Loach est simplement la plus importante de cette année 2019. A l’heure où les gilets jaunes virent aux moutons noirs, où les cheminots travaillent dans des conditions inacceptables et où la classe politique en manque cruellement, tant elle méprise les “castes inférieures”, notre garde-fou britannique veille au grain et se taille la part du lion (et des anges) sur nos écrans. Pour notre plus grand plaisir… et notre plus grand désarroi, aussi.

PS : avis aux aux actionnaires inconséquents, allez vous faire Ken !

John Book.