1981
Je suis collégien à Vannes, en pleine période new wave où nous écoutons Joy Division, les groupes de la Factory Records, The Cure, The Stranglers, le Clash… C’est aussi l’année de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand.
Je me souviens que Marquis de Sade était déjà culte en Bretagne (et sûrement dans l’Hexagone), grâce à deux fulgurances – Dantzig Twist (1979) et Rue de Siam (1981) – avant de s’évaporer dans le brouillard suite à des différents artistiques : Philippe Pascal souhaite collaborer avec Martin Hannett, producteur de Buzzcocks, Joy Division, The Durutti Column, New Order, The Psychedelic Furs, Section 25… et Frank Darcel souhaite orienter les sonorités du groupe vers un funk blanc à la Talking Heads.
L’époque n’est pas à la compromission et Marquis de Sade splitte à l’orée d’une tournée US.
J’ai longtemps gardé dans mon imaginaire et mes mémoires cellulaires la trace de ce groupe.
Je me souviens m’être dit qu’un jour, si l’on me proposait d’interviewer Philippe Pascal, Frank Darcel ou Mick Jagger, mon choix se porterait sans aucune hésitation vers les deux premiers. Dommage Mick mais ce sera pour une prochaine fois, ne m’en veux pas !
Presque 40 ans plus tard, je rencontrerai Frank Darcel à Paris en mars 2017 et Philippe Pascal le 15 décembre 2018 à Rennes…
15 décembre 2018.
Après deux rendez-vous manqués, nous (Stéphane Perraux, mon camarade de route au sein de lust4live.fr, et moi) finissons par rencontrer Philippe Pascal au Mercure Rennes centre gare de Rennes, dans le cadre d’un projet de livre en lien avec la scène rennaise. J’avais maintes fois entendu les avis des uns et des autres sur Philippe… des « on dit » de province, façon Chabrol.
Mais j’avais plutôt le sentiment que peu de monde le connaissait vraiment (Philippe n’était pas si visible à Rennes, sortait peu) et n’osait l’approcher. Philippe impressionnait… Son aura, sa prestance, son visage émacié… Un magnétisme comme un halo qui l’entourait et le protégeait…
Je me souviens de le voir arriver en costume sombre, élancé, le même que sur le devant de la scène mais ‘’en vrai’’ cette fois, devant nous. À mesure qu’il s’avance dans le hall d’entrée, le réceptionniste à l’accueil de l’hôtel le salue par un sobre et respectueux « Bonjour Monsieur Pascal ». Un salut avec une tonalité dans la voix qui signifie « Je sais pertinemment qui vous êtes, je vous ai reconnu, soyez le bienvenu, je saurai rester discret ». L’impression de dire bonjour à un proche un peu lointain.
Moi qui ai animé des réunions professionnelles devant un parterre d’une centaine de personnes parfois, j’avoue avoir les mains moites et ne pas être très à l’aise.
Nous proposons à Philippe de monter à l’étage, un endroit calme où personne ne viendra nous « déranger ». À l’écart de la ville, en retrait.
Je me souviens encore très précisément de mon ressenti à ce moment-là : Philippe est sombre et lumineux tout à la fois, une incroyable présence, un visage émacié (je lui ai toujours trouvé une certaine ressemblance avec l’immense acteur de théâtre et metteur en scène Laurent Terzieff). J’ai souvent imaginé d’ailleurs que Philippe aurait pu tout aussi bien devenir un acteur de théâtre ou de cinéma avec cette gueule, cette présence intense, cette posture impressionnante. Que l’industrie cinématographique était sûrement passée à côté de lui…
Dès les premiers mots, je découvre un être doux, disponible, à fleur de peau, d’une sensibilité rare et prégnante.
Nous évoquons le souvenir de Tonio Marinescu, une figure du rock rennais trop tôt disparue et beau-frère de Philippe…
Le sujet étant délicat à aborder pour lui, nous le ménageons au maximum et abordons l’interview avec la plus grande bienveillance. Je crois que nous ne poserons que très peu des questions que nous avions préparées…
Philippe évoque ses souvenirs, très contrastés, entre joies partagées et tristesse abyssale. Nous nous gardons bien de l’interrompre, cela serait tellement incongru.
Il pose chaque mot avec lenteur, et nous sommes suspendus à ses lèvres ; c’était comme un décor qu’il posait, comme au théâtre, et nous nous gardions bien de perturber l’instant, ne serait-ce qu’en pivotant sur notre siège de peur de provoquer le moindre grincement perturbateur.
Intensité pourrait être le mot judicieux pour décrire son incroyable présence.
Je me souviens ne pas avoir été impressionné outre mesure tant l’homme que j’avais en face de moi n’était pas du tout celui que j’avais imaginé.
J’ai en face de moi un être doux, sombre, empreint d’une grande tristesse à l’évocation de la perte de Tonio, dont il ne s’est jamais tout à fait remis. On le sent dans son monde intérieur. Un monde clos qu’il donne rarement à voir (cette barrière naturelle qu’il imposait n’était-elle pas là en fin de compte pour le protéger, lui si pudique et timide ?) et dont on n’ose pas aller au-devant de peur d’être intrusif.
Je suis surpris, presque déstabilisé par cet homme à la brillance absolue en face de moi, mais avec un manque de confiance en soi terrible, et que je dois ménager à présent. Impression étonnante. Je pensais être timide et c’est l’inverse qui se produit. Rôles et postures inversées.
Je me souviens avoir proposé à Philippe d’écrire la préface de notre bouquin. Je perçois alors son regard interrogateur, comme surpris par cette sollicitation qu’il n’avait pas imaginée un seul instant, presque gêné.
Je n’eus pour seule réponse que son regard long et intense et un furtif : « Je vais réfléchir ».
Puis il évoque le livre de référence sur la vie et l’œuvre d’Elvis Presley, en deux tomes, écrit par Peter Guralnick. « Une passion commune avec Tonio que nous avons découverte sur le tard. On a téléchargé et écouté tous les deux la moindre des versions alternatives du King… Pas celui de la période Vegas, celui des débuts et des années 70 ».
Soudainement, après une heure d’entretien, sans même avoir regardé sa montre (en avait-il une au poignet ?), Philippe se lève. Il paraît harassé ; cette heure de discussions semble avoir entamé son énergie. Je sens qu’il ne nous livrera pas d’autres mots aujourd’hui.
« Merci de m’avoir permis de parler de Tonio. Nous nous reverrons mais là il faut que j’y aille. Vous passerez à la maison ».
13 septembre 2019.
Je suis un peu coupé du monde, en formation professionnelle pour la journée dans une salle de réunion d’un hôtel près de Marseille. A la pause de midi, je découvre un sms de Stéphane Perraux, mon complice au sein de lust4live.fr : « Philippe Pascal n’est plus ». Le message laconique résonne violemment en moi. D’abord incrédule, je suis sonné. En un éclair, les yeux embués, je revois le concert du retour de Marquis de Sade le 16 septembre 2017 au Liberté à Rennes, celui d’Art Rock le 18 mai 2018, du Petit Bain le 22 février 2019 à Paris, …
Je pense à son épouse Claire, charmante et douce, d’une gentillesse et d’une disponibilité incroyables, avec qui j’avais échangé pour le même projet de livre peu après mon entrevue avec Philippe, et à Pierre-Jean, son fils.
RIP Philippe.
Alechinsky.