[Interview] JÉHAN – “On Ne Sait Jamais”

Les questions, les départs, les arrivées, les rencontres, les rendez-vous, On ne sait jamais où cela peut nous mener. Jean-No aka Jéhan vous le dirait mieux que moi. Et justement ce sont les thèmes qu’il aborde dans son 5eme disque “On Ne Sait Jamais”.
Dans cette album, d’un romantisme fou, il navigue à contre courant pour mieux réinventer sa propre histoire humaine et artistique, épousant une certaine ambivalence constante entre verticalité des sentiments et diagonale d’un dialogue ouvert à l’autre. Le tout s’offre à ceux et à celles qui tendent encore l’oreille de ce côté-ci de la chanson comme une promesse intime, un serment de beauté. Dans de grands mouvements immobiles, il nous raconte l’espoir qui parfois fait chavirer notre esprit vagabond avec deux fois rien (un regard, un sourire, un geste, un rêve, un parfum) dans une résonance en harmonie. Enivrant, émouvant, plein d’un charme éperdu, étape après étape le cheminement, d’une carte en pointillé, se dessine, se chante, se danse dans une ritournelle piano voix soulignée de lignes de basses, de guitares, de trompette, de harpe, toujours sobre et sincère. 13 chansons ouvertes au monde où l’individualisme et les différences s’effacent, où l’envie de croire encore au sursaut de vie entre en connexion au cœur des vastes espaces de partage que sont nos sentiments. Simplement aimer.  

Après ton précédent album “Vivement Maintenant, et un EP piano voix “Chevaux Savants “, tu reviens cette fois avec un album plus épuré où la chanson prend plus de place “On Ne Sait Jamais “. Quel a été le point de bascule qui a lancé vers cette esthétique ?
En fait, je pense que l’on peut remonter encore bien avant l’album sorti il y a 4 ans, pour répondre à cette première question. En effet, dès 2012, à mon retour du Canada, et de l’enregistrement de « Loin devant », un album produit à l’américaine, avec un son plus rock, et où la voix est plus « rentrée », j’ai ce souhait de réaliser un album « piano-voix ». Après, c’est une histoire de rencontres aussi qui fait que les choses se font ou pas, et de sentir le moment. Il se trouve qu’à la fin de 2022, il y a eu certains événements, et circonstances quelques semaines avant de rentrer en studio, qui ont bousculé quelque peu les choses, et ont fait à ce que j’aille enfin voir dans cette direction. Et si cela c’est fait que 10 ans après y avoir pensé, c’est que c’est comme cela que ça devait se faire. Il n’y a pas de hasard, mais que des rencontres, des rendez-vous manqués, ou pas. En musique, comme pour tout le reste.. ! (rires).
Et pourtant, durant ces dix dernières années, j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de travailler avec des pianistes pour certains morceaux, mais sans que cela aille jusqu’à un projet d’album.
Maintenant, c’est vrai que si le piano a la part belle sur ce nouvel album, ce n’est pas non plus qu’un album « piano-voix », bien qu’il soit comme tu le précises plus épuré. Cela ne signifie en aucun cas qu’il est moins produit, ou encore minimaliste. Bien au contraire.
Pour ce faire, j’ai souhaité une fois encore faire confiance à Jibé Polidoro, en lui confiant la réalisation de ce cinquième album, tout en ayant quelques prérogatives de couleurs, de ce que je souhaitais ou pas, et aussi en lien avec des rencontres, justement.



Qui dit chanson, dit écriture, et je sais que c’est une partie très importante pour toi. Peut-être de façon plus intime, plus personnelle, as-tu dû puiser plus profondément dans tes ressources pour écrire tes chansons ? 
Je crois que dans chaque album, voire même derrière pratiquement chacun des titres, il y a une part de nous, plus ou moins importante. Ou ce sont des personnes, des situations ou encore des ressentis proches qui vont être à l’origine de l’écriture d’un texte de chanson. Est-ce que je suis allé plus loin avec ce 5ème album, en termes d’éléments plus personnels ?! Je dirai oui, d’une certaine manière. Peut-être parce que je dévoile une part d’intime, de très proches, qui fait un peu plus mal, ou du moins très sensible.
D’ailleurs, après coup, je reconnais qu’il y a deux titres qui ont failli ne pas être sur l’album pour cette raison. Et paradoxalement, je trouve quelques mois après l’enregistrement que je ne suis pas encore allez « assez loin », par pudeur mal placée, certainement.

Il faudra que j’en cause à mon cheval… (rires)


Amoureux de la poésie, cette part de toi est là aussi plus présente dans tes chansons. A l’ère ou les punchlines sont plus importantes sur TikTok que les rayons poésie dans les médiathèques. A tes yeux qu’est-ce que ça représente encore la poésie en 2024 ?
Ça va faire 30 ans, que j’écris des chansons, en privilégiant une forme d’écriture. Au fil des années, on me renvoie avec de plus en plus d’insistance, sur le fait que cette forme s’apparente à la poésie. Peut-être… Je ne vois pas comment écrire, raconter autrement. Et je suis surtout attentif à ce que mon propos ne soit pas ennuyeux, et comme je dis parfois, je ne suis pas partisan de la poésie qui s’écoute pleurer. Mais c’est assez nouveau que des auteurs compositeurs interprètes soient considérés comme des poètes, à l’instar de grands comme Cohen ou encore Brel ou Ferré. A ma connaissance, quelqu’un comme Christophe n’a jamais été cité comme poète, mais comme simple chanteur de variétés pour midinettes, et pourtant…
A l’inverse aujourd’hui, dès qu’il y a un texte de chanson que l’on ne comprend pas, ou du moins à l’accès moins facile, c’est de la poésie. Un phénomène dont j’aurais tendance à me méfier. La poésie devrait être précisément tout le contraire.. !
Pour revenir au contenu de mes textes, je suis particulièrement attentif à être accessible, toujours, même si parfois je brouille les pistes.
Un jour, un ami Des Monts d’Arrée m’a dit « – ah mais des fois, avec tes textes, je me dis mais où c’est qu’il va chercher tout ça.. ! Et en même temps, quand on écoute bien, je me demande comment tu fais  pour arriver à parler de nous comme ça… ».
Je trouve que cette réflexion illustre ou raconte très bien mon propos. Là où je veux en venir, avec cette forme, et ce format d’écriture.
Pour tenter de répondre à la fin de ta question, je crois que La Poésie devrait, doit être partout et pour tous, comme manière d’appréhender ce que l’on vit, et de regarder ce qui nous entoure, mais sans se la raconter, sans justement qu’elle reste cantonnée à « ceux qui savent », à ceux qui auraient cette prétention d’être les initiés. 
Mais je sais qu’aujourd’hui, elle n’a plus de place parce qu’on ne lui la laisse plus ou plus telle que je l’entends.
Dernièrement, j’ai relu  des écrits d’Angéla Duval. Je suis allé à la rencontre des poèmes d’une certaine Kate Mensfield, ou encore de Sara Teasdale qui a aussi écrit au début du siècle dernier. Et bien, elles ont tout compris, dans le sens où la poésie et leur vie au jour le jour sont très liés. Elles ont tout compris.. ! Forcément, bon. Ce sont des femmes… (rires).
Et pourtant, je crois en fait, que la poésie doit permettre de rendre la vie moins quotidienne, sans pour autant être perché, et complètement hors réalité.


En trio cette fois, mais pas que, tu t’es entouré de compagnons fidèles. Comment s’est passé l’enregistrement et avec qui as-tu travaillé ?
C’est un album qui a été élaboré sur plus de deux ans. Au départ, j’avais une dizaine de morceaux, guitare-voix, volontairement jamais joués en concert, contrairement aux albums précédents. A l’exception du titre « Loin de tout », qui avait été retenu pour un projet du photographe Jérôme Sevrette. C’est à la fin 2022, que je me suis rapproché de Jibé Polidoro, pour un travail de pré-prod. Pendant plusieurs semaines, en se voyant très fréquemment, de manière à ce que j’affine les morceaux, et que lui de son côté commence à avoir une vue d’ensemble de l’album, et  à en définir de manière plus claire la direction, en commençant à penser à des couleurs, des sonorités, voire même des premières idées d’arrangements. En parallèle, on avait aussi l’idée d’enregistrer un EP, vraiment piano-voix. C’est à partir de là que Gaël Faun nous a rejoint, et pour travailler sur l’EP, et pour participer à l’aventure de ce nouvel album, pour lequel il n’était pas, malgré lui, partant jusque là, pour des raisons très singulières, qui n’avaient rien à voir avec son activité artistique et musicale.
Comme pour n’importe quelle histoire qui se raconte, il faut s’efforcer de s’attacher à cette notion d’équilibre. Et avec ces deux-là, je pense qu’il y a bien cet équilibre recherché, avec ses complémentarités, de compétences, de qualités, de relations humaines aussi, nécessaires pour se retrouver autour d’un même projet, et pour qu’il puisse tenir la route surtout. Dès le départ et dans le temps.
Oh bien sûr tout ça n’exclue pas des périodes de doutes, de débats, de changements, de désaccords, et donc de consensus à trouver.
Nous avons donc à deux puis à trois posé les bases de l’album. Un travail de préparation, en amont assez conséquent pour nous permettre ensuite de passer moins de temps en studio. Fin avril, nous étions prêts pour rejoindre le Théâtre de Jovence, à Louvigné du Désert, pour réaliser les premières prises, de piano notamment. C’est aussi durant cette période de printemps que nous avons accueilli une partie des invités qui ont bien voulu participer au projet. Tout d’abord, c’est Lila Frogg, qui est venue de Lille, pour interpréter le titre en duo « loin de tout ». C’est une amie très proche de Gil Riot, que j’avais eu l’occasion de rencontrer par son intermédiaire. En écoutant des maquettes de ses compositions postées sur Facebook, je trouvais qu’elle avait quelque chose dans la voix de singulier, et surtout de sincère. C’était sa toute première expérience studio, et elle s’en est admirablement sortie.
Ensuite, c’est justement Gil Riot qui est venu poser des notes de guitare slyde dont il est l’un des seuls à avoir le secret, sur le morceau « Jenny Parker ». Enfin, j’ai aussi sollicité un  autre ami qui m’est cher, Pascal Karels pour venir également avec ses guitares sur un autre morceau, « L’homme passé ».
J’ai travaillé avec Pascal de façon très étroite pour l’album précédent, et c’est lui-même qui m’avait suggéré d’être éventuellement aussi à mes côtés pour ce nouveau projet.
Ensuite, dans un second temps, nous sommes revenus sur Rennes, au Suppa Soup Studio, pour d’une part terminer les prises, et d’autre part finaliser l’album. Cette fois, c’est tout d’abord Pierrick Lemou qui est venu jouer de ses violons sur deux titres, et Fanch Desprez, qui est à la trompette, mais également à la scie musicale. Tous les deux m’avaient proposé d’être à mes côtés sur un projet studio, si l’occasion se présentait.
Enfin, même si ce n’était pas du tout prévu au départ, c’est en avançant sur le projet, avec les différentes prises, que Jibé a entendu, non pas des voix, comme La Jeanne,  mais des notes de harpe pour répondre, ou venir en complémentarité aux arrangements de violon pensés par Pierrick Lemou. C’est à ce moment là que Morgane Le Moal, initialement prévue pour prendre des photos durant la semaine passée au Théâtre de Jovence, est intervenue avec sa harpe. Logique… (sourires).
En fait, ceci m’amène à conforter l’idée, qu’il n’y a pas de hasard, mais bel et bien que des rencontres, des rendez-vous qui ont lieu, sans devoir forcément prendre rendez-vous…
Même si cet album a été réalisé sur du moyen long terme, avec la préparation que cela a nécessité, il nous faut toujours rester comme les obligés de la spontanéité, même si l’on ne gagne pas à tous les coups…


Dans le clip “les chevaux de Montebello”, 1er single extrait de cet album, tu revisites ton propre univers en images. Parles nous de sa réalisation ?
Je pense que tu l’auras compris : ce qui m’importe en premier lieu, c’est l’écriture. Et le format chanson que je privilégie en majeure partie jusque là me convient bien parce qu’il me permet aussi d’aller à la rencontre des gens, d’être « de proximité ».

Maintenant, et ce depuis des années même, je suis bien conscient que l’image a pris plus que jamais une place très importante, notamment dans le domaine de la musique. Depuis un peu plus de dix ans, mes projets s’accompagnaient d’images, sous formes de clips live, mais de manière anecdotique, à l’exception d’une collaboration avec la jeune et talentueuse Naïde Lanciaux, il y a 5 ans, qui avait réalisé un « clip maison », de qualité pour le titre « Tina de Hochelaga ».
Mais quand je dis cela, c’est sans dénigrer ceux qui ont su être à mes côtés à cette période.
Sur l’album précédent, un ami proche avait aussi souhaité sortir de ce format live, en proposant sur le morceau « Des chiens qui passent », des images scénarisées . Une suggestion très bienvenue, réalisée à partir d’une idée assez simple, qui m’avait bien plu.
Cette fois, j’ai souhaité aller plus loin, avec un projet dans le projet. Et c’est vrai que j’ai souhaité me faire plaisir, avec la réalisation de ce clip à partir du titre « Les chevaux de Montebello », en collaboration avec Jérôme Sevrette et Maël Thébault.
Et bien que je n’apparaisse à aucun moment à l’image, je pense que ceux qui me connaissent me retrouvent à plus d’un égard dans cette chanson racontée dans une sorte de court métrage.
Il a été tourné dans Les Monts d’Arrée, avec ses gens et amis que je n’oublie pas, où l’on croise un cheval, une jeune femme très secrète accompagnée de non-dits, un homme et ses mystères, une valise et l’intérieur d’une maison qui ressemble à un musée vivant, hors du temps.
Oui. C’est comme si pour une fois, j’avais écrit avec des images.. ! (rires). Avec mes limites, même si bien entouré à la réalisation.
Là aussi, c’est quelque chose qu’il faut bien préparer en avant, ce que je n’ai pas eu ou pas pris le temps de faire. Pour cette fois… !


Sur scène avec tes musiciens, vous développez aussi une vraie esthétique, à la limite du crooner. Cela vous permet-il d’ incarner encore plus ton univers ?
Sur scène, je suis effectivement bien entouré, tant sur le fond, que sur la forme, à savoir cette esthétique qui se formalise, bien qu’elle n’est jamais été pensée, ou du moins calculée. Pour autant, l’élégance pour moi est quelque chose qui a toujours été de pair avec la scène, et depuis plus de 30 ans. Maintenant si cette esthétique permet de mieux signifier où je veux en venir, ce n’est que mieux.
En ce qui concerne le côté crooner à laquelle tu fais référence, je pense qu’elle apparaît aussi sans être calculée, mais tout simplement avec l’avancée dans l’âge, je crois. J’ai bientôt 33 ans passés, tu sais…!? (rires).
Plus sérieusement, je pense que le propos de ce 5ème album est aussi plus posé, et que le parti pris de privilégier sur plus de la moitié du set que la voix soit accompagnée du piano et de la basse, favorise certaine :ent sur scène cette notion.
Enfin je dis ça, et en même temps, quand tu regardes de près le parcours de l’un des plus grands crooners encore debout, à savoir Brian Ferry, il a souvent eu derrière lui la très grande cavalerie… !


Entre romantisme et réalisme, cet opus est aussi le reflet d’une vision du monde et d’un besoin d’exprimer une vraie sensibilité, la tienne. Que souhaites-tu transmettre le plus dans cet album ?
Je pense que là non plus, et au risque de me répéter, ce que je veux transmettre n’est pas calculé, voire même conscient. Enfin…
Bien sûr, je crois encore à des valeurs, qui d’une manière ou d’une autre, sont présentes dans les textes de chanson que je peux raconter. Il y a deux semaines, avant un concert, quelqu’un m’a demandé mes thèmes de prédilection en termes d’écriture, ou quelque chose comme ça. Et bien… J’étais bien embêté pour lui répondre, et il aura fallu que je m’arrête à deux fois, comme on dit.
Maintenant, je sais qu’il y a des récurrences dans ce que je peux aborder dans mes textes. Notre rapport aux sentiments, amoureux et autres. Notre rapport à La Mort, et aux croyances. Ceux de peu, les oubliés, les cabossés. Tous ceux qui n’occupent pas ou si peu le devant de la scène. Des comme nous en fait… ! (rires). Après, c’est vrai, il y a souvent des histoires avec des chevaux, des chiens et des trains, et de ciels qui pleurent… (sourires).


Quelles sont tes envies pour la suite ?
Ce que j’ai envie.. ?! Je pense que je suis arrivé à un moment où il est plus question de quoi j’ai besoin plutôt de ce que j’ai envie. Les deux sont très liés en tout cas pour moi. D’une manière plus générale, en regardant de plus près ce à quoi nous sommes confronté aujourd’hui, la notion de besoin devrait être convoquée de façon plus systématique, à une époque où les envies de quelques uns ont pris le pas sur les besoins de tous les autres.
J’ai envie de rester curieux, et continuant à rester à l ‘écoute de ce qui m’entoure, et de ceux que je rencontre, pour continuer de mieux comprendre ce qui se passe. Pour cela, on va déjà retourner sur scène, pour aller à la rencontre du public avec ce nouvel album. Ensuite, je vais continuer d’écrire, des textes de chansons, ça, c’est déjà en cours, mais aussi en allant vers d’autres formes, ou formats.
J’ai aussi envie de voyager de nouveau. Là justement, je crois que c’est davantage un besoin qu’une envie. J’ai besoin d’aller voir ailleurs si j’y suis, de partir pour mieux revenir.
Sinon… Sinon, je crois que j’ai envie de continuer à rester loyal envers mes rêves…

 

 

 

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Photo Morgane Le Moal