[Interview] Fine Lame – « Vivre comme on éclaterait »

Entre vertige poétique et urgence sonore, Fine Lame trace une trajectoire singulière dans le paysage musical actuel. Leur verbe claque, leur son résonne : un mélange de tension, de douceur, et d’éclats bruts. Une plongée lucide et vibrante dans leur univers où chaque mot, chaque note, semble dire : vivre, coûte que coûte, comme on éclaterait.

Dans cette interview, Raphaël se livre avec sincérité sur la genèse de leur projet, leurs influences, leur rapport à la scène et à l’intime. 

 

 

-Il y a une sorte de déflagration intérieure troublante dans votre nouvel EP. Quelle urgence ou quelle nécessité se cache derrière ce nouveau disque ?

C’est le mot juste. C’est un disque placé sous le sceau de la brûlure, et de l’ardeur. 

Donc aussi du trop-plein, du débordement. L’impossibilité à dire a toujours été une thématique prédominante, mais ça se cristallise ici dans une dimension de l’excès.  

 

La même urgence que toujours : tisonner l’intensité de vivre. L’album va chercher du côté de cette phrase de Nicolas de Staël : « J’ai la conscience du possible, l’inconscience de l’impossible, et le rythme libre. » La façon dont il peint les barques martégales, c’est d’une noirceur incroyable, qui préfigure son suicide, mais c’est aussi d’une beauté renversante, qui rachète le monde. 

 

Je crois que cette notion de déflagration est posée dès la pochette. Il y a d’ailleurs un jeu de diptyque. Celle du premier, qui est un disque très nocturne, était une photo que j’ai prise au Kosovo, d’un monument brutaliste lors d’une tempête de neige, qui écrase une figure humaine à peine visible. Ici, j’ai pris la photo à Tanger, depuis le mythique Café Hafa, où je pensais à l’esprit contrebandier des ports, aux poètes qui se sont succédés sur ses sièges, et aux illuminations. Comme Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, est hanté par la finitude, mais habité par une passion chevillée au corps, par une rage de vivre inextinguible. L’été est propice à la soif irrémédiable. C’est aussi pour ça que le morceau introductif se nomme Renverse le soleil sur la table

 

-Votre musique fusionne musique fiévreuse et spoken word énergique avec une intensité de plus en plus remarquable. Comment trouvez-vous le juste équilibre entre texte et puissance instrumentale sans que l’un ne prenne le pas sur l’autre ?

 

Merci pour le compliment. C’est tout notre enjeu, cette ligne de crête, ce funambulisme : que textes et musique s’entremêlent, se nourrissent, et non pas s’entredévorent. C’est consubstantiel de notre démarche.  

Cela fait un moment que l’on se pratique, avec le groupe, donc on sait aussi à quel endroit tailler, là où ne pas s’appesantir. Et c’est bien sûr le point de vigilance principal sur lequel on veille depuis le début. Il y aurait un espace à combler avec des instrumentaux, il y aurait un manque avec des textes déclamés seuls ; le but est de former des morceaux où la musique prolonge parfois ce qui est dit, et où la voix explicite parfois les impressions laissées par l’instrumental. Généralement, les textes viennent avant, mais avec une idée de structure, d’architecture de la composition, qui veille à laisser des espaces vides, où l’expression peut venir d’ailleurs, comme dans un texte à trous.  Cela dit, il n’y a pas de méthode définie au préalable : certaines compositions précèdent à l’inverse les textes. 


-On sent une influence post-punk, rock noise et jazzy… mais aussi une sensibilité plutôt littéraire dans l’écriture. Comment ces univers dialoguent-ils dans le processus de création du groupe ?

 

Musicalement, ce sont bien les trois affluents de notre fleuve, dont les flots sont parfois troublés par ces sources contradictoires – et c’est les articuler qui rend le processus de composition intéressant ; aussi parce qu’on se complète pas mal dans le groupe, avec des horizons assez différents (pour le dire vite, rock, jazz, et musique classique). Le triangle est assez équilatéral, avec bien sûr des prédominances de genre selon les morceaux, je pense par exemple à Librement, comme un cri qui est une ballade jazz en cinq temps. Ça peut dérouter par rapport à un premier EP très « rock » et parfois chroniqué comme du post-punk, ou comme du punk, ou effectivement lorgnant du côté noise/swamp rock. Mais ce n’est pas l’étiquetage qui guide les choix ou l’esthétique, c’est le souci de frapper juste. 

 

Pour revenir au jazz, c’est aussi la bande-son originelle du spoken word originel, sur laquelle posaient leur voix les poètes beat. Une tentative du groupe, qui passe un peu inaperçue, c’est de transposer cette tradition, la façon plutôt anglo-saxonne d’aborder le spoken word, dans la diction, dans la rythmique, dans l’approche, dans le paysage français. C’est un point focal qui irrigue davantage les morceaux que la tradition française du « parlé-chanté. » Disons que John Cooper Clarke est au coin de la rue, et Jacques Brel de l’autre côté de la ville. (À part bien sûr certaines exceptions, dont les morceaux parlés de Léo Ferré au premier chef, Il n’y a plus rien ou Le Chien). 

 

De fait de sensibilité plutôt littéraire, c’est bien le cas, et c’est même une sacrée litote – ma démarche s’articule avant tout autour de l’écriture poétique. 

Je veux dire ici authentiquement poétique – car c’est un mot galvaudé s’il en est par les temps qui courent, particulièrement dans la musique, où il tient lieu soit de qualificatif laudatif aléatoire (pour revendiquer un texte bien écrit, alors qu’il est la plupart du temps insipide) soit de cache-misère pour des textes abominablement mièvres et doucereux. Je revendique ici une démarche abreuvée par la poésie la plus tempétueuse et la plus vibrante, de Cendrars à Ezra Pound, de Reverdy à Hart Crane ; et surtout, qui s’exprime aussi ailleurs, notamment dans le livre. 

 

Ça n’empêche pas de considérer que certains auteurs écrivant principalement pour la musique sont des poètes avant tout, à l’instar de celui que je tiens pour le plus grand nom de la poésie anglo-saxonne du siècle vingt, et d’ailleurs pour quelque chose comme Homère ou Dante, ou Blake ; Bob Dylan. C’est d’ailleurs la seule reprise que nous jouons en concert. Il y a eu une sorte de polémique franco-française après son obtention du Nobel, qui me paraît d’une courteur de vue déconcertante – à ce compte-là, autant disqualifier Shakespeare du champ de la littérature parce que c’est un acteur qui jouait ses propres textes ; ça ne tient pas debout. Ceci pour dire que poussée à un certain point d’acmé, la sensibilité littéraire se fond avec la sensibilité musicale dans une harmonie cohérente. Comme disait Artaud, « Nous passons notre temps à nous quereller pour des formes, alors que nous devrions être comme des suppliciés sur des bûchers. »

 

-Dans cet EP, la colère, la tristesse et l’extase cohabitent. Comment avez-vous concentré autant d’émotions extrêmes dans un format aussi court qu’un EP ?

 

Sur la forme, parce que ce n’est pas si court, en réalité. L’EP fait 25 minutes, à peine moins qu’un LP de pop. Il y a – et c’est révélateur d’une industrie qui pense les albums comme des produits – une obsession de délimitation stricte entre l’EP et le LP qui tend à oblitérer le fond et la musique elle-même. On s’était d’ailleurs, après notre premier EP, posé la question de la suite, et donc du format long, et ce sont les morceaux qui se sont imposés comme des évidences. Ils forment un disque pour nous cohérent, qu’il serait contre-productif de diluer ou de rallonger simplement pour dire « c’est un LP et non un EP ». 

 

Sur le fond, parce que la brûlure contient tout cela. 

Il y a deux axiomes que j’aime bien conjoindre, un de Novalis, « la poésie est le réel absolu », et un de Bonnefoy, « la poésie, c’est l’intense » : il faudrait alors chercher l’absolu du réel intense. Cette quête est aussi introspective, et c’est une distillation : et ce sont les émotions non volatiles qui se déposent le mieux. 


-Le morceau Peines perdues tranche par sa douceur lancinante. Qu’est-ce qui vous a poussés à explorer ce versant plus tendre de votre expression ?

 

C’est une tendresse déchirée, presque de l’ordre de la complainte, de la mélopée. Et à ce titre le seul morceau qui soit hanté par la nostalgie, prise dans son sens de maladie mortelle. Mais c’est en même temps un appel à la féérie enchantée des explosions intimes.

 

Quand je le réécoute désormais, je pense toujours à cette anaphore de Gravenhurst, dans I Turn My Face To The Forest Floor, “You’re only a stone’s throw from all the violence you buried years ago”. Le chanteur John Talbot était d’ailleurs plongeur professionnel dans la police britannique, et manifestement plongeur amateur dans la bathymétrie de l’âme. 

Et c’est un morceau dont le texte m’est précisément venu lors d’une plongée nocturne en Méditerranée, à débusquer une murène dans des rochers. Dans la mer et dans la nuit, on touche à une solitude absolue, presque ontologique ; on se sent se dissoudre dans la pureté, et toucher à l’unité du monde — ce qui permet de décanter certaines douleurs, et de contempler les conséquences du mal que l’on génère. 

 

-Vous parlez d’une dimension “cérémonielle et chamanique”. Le live est-il pour vous une forme de rituel ? Comment vivez-vous cette intensité scénique face au public ?

 

Totalement. La dimension rituelle est prégnante, elle va de pair avec l’aspect incantatoire de nos morceaux. Je crois d’ailleurs que c’est « rock incantatoire » qui définit le mieux ce que l’on fait. Pour revenir au live, la parole a besoin d’incarnation. Et cet espace charnel, et de présence des corps, c’est là qu’il se dessine. Le moment de vérité, comme on le dit en tauromachie. Et ce besoin de se tenir, là, verticalement aligné sous la rotation des planètes, à l’heure exacte du rendez-vous. 

Pange lingua.


Cha-cha-cha de l’Apocalypse a un titre à la fois ironique et dramatique. Quel est le rôle de l’humour ou de l’absurde dans votre approche poétique ?

 

Je crois qu’il faut rire goguenard du grand tourneboulé du monde. Et que l’Homme est un cheval fou dont la bride n’est point tenue. 

Ce n’est pas la première fois d’ailleurs qu’il y a cette approche assez espiègle, en abordant des thèmes tragiques. J’ai toujours été saisi par ça chez Bashung, par exemple, dans les morceaux co-écrits avec Jean Fauque – cette capacité à déployer des motifs puissamment émotifs, à entrer dans des thèmes graves, en osant pourtant des jeux de mots plus ou moins douteux (et souvent remarquablement trouvés). S’opère une mise à distance, cette fameuse « politesse du désespoir » ; qui permet de ne pas trop ployer sous l’âpre morsure du temps. 

 

Concernant le Cha-cha-cha de l’Apocalypse en particulier, ça permet de mieux entrer de plain-pied avec le narrateur, décidé à danser sa gigue folle au milieu de ce branle-bas de combat dans le temps et l’espace. Un peu comme, dans les westerns souverains de Sergio Leone, on est vite conquis par les traits d’esprit irrésistibles de ce gredin de Clint Eastwood. Pour le dire autrement, c’est une façon de se tenir devant le monde en flammes, et tel Néron, de le trouver sublime. 

 

C’est un disque crépusculaire, mais très joyeux, aussi. Habité par la notion de renaissance, de cycles. La joie grave, doublement née des ténèbres et du jour. 


-Depuis votre premier EP en 2022, vos rencontres et votre expérience vous ont-ils fait évoluer ? 

 

Bien sûr. Il y a un mûrissement dans l’écriture et dans la composition, un peu plus près du cœur de réacteur, un resserrement tant stylistique que thématique. Nous sommes restés sur un axe, à creuser un sillon, en cohérence avec ce que l’on a envie de proposer – mais en évitant autant que possible de se draper d’oripeaux un peu boursouflés. 

Notre premier disque était placé sous le signe de Louis-René des Forêts : « Le visage plus vieux que le cœur qui a gardé un peu de la fierté de l’enfance, son désespoir bouillant, sa sauvagerie de loup. » Le loup est blessé, alors il cherche l’eau vive, sans pas de côté ni halte superflue. 

Les deux singles de l’EP, Cha-cha-cha de l’Apocalypse et le morceau-titre Vivre comme on éclaterait, sont issus du matériau le plus récent que l’on ait écrit. Ce qui explique aussi la décision de donner au disque ce titre qui est un éloge incendiaire de la vie dangereuse, des grands espaces de liberté. 

 

-Dans ce monde de plus en plus « éclaté » et notre quotidien « désenchanté », quelles sont les convictions et les engagements qui vous maintiennent debout « jusqu’au grand incendie final » ?

 

C’est le feu qui maintient debout. Ainsi Achille dans l’Iliade est couronné de flammes, quand il se montre aux Troyens après la mort de Patrocle. 

Comme disait Cendrars, « Ce qui importe c’est la locomotive. Je veux dire avancer. Ce que tu mets dans la machine importe peu, pourvu qu’elle marche et si possible que dans son ventre cela soit un feu d’enfer. » Brûler, brûler, brûler, et tant et plus !

Toujours rester digne de la tempête.