Plonger dans l’univers d’Eva Lies, c’est entrer dans une pénombre sonore où les mélodies et les mots chantent un désenchantement frissonnant. Ce trio français, composé de Jean-Baptiste Naturel, Frank Joannès et Jérôme « Hurdyk » Gurdyk, confectionne une pop très cinématographique à la croisée de Bashung, Scott Walker et Blonde Redhead. Leurs morceaux, écrits en français, mêlent rock atmosphérique et lyrisme introspectif, qui évoque les fantômes de la chanson noire. Signé chez Red Sixtine Records, Eva Lies propose leur EP Golden Rain (Part One), en y imposant une esthétique forte : spleen élégant, tension latente, écriture ciselée, autant de failles humaines en clair-obscur qui appellent à ressentir ce trouble insaisissable qui fait chavirer parfois nos esprits.
Comment avez-vous construit cette atmosphère sonore et quelles sont vos principales influences en termes de bande-son et de narration musicale ?
L’élaboration d’une atmosphère est une caractéristique essentielle à notre projet que ce soit dans la musique ou dans les textes. Il serait question de voyage immobile : porter l’auditeur dans un cadre, comme celui d’un tableau. Songeons, par exemple, à Edward Hopper. Songeons à ces quelques mots de notre chanson « Le las foulard » :
C’était dans un cadre austère
Salle de bain, tableaux, lampe de chevet, impersonnels
Une couche aux draps impeccables
Le ritz
Ou quelque casino normand en bordure de plage
Oui nous aimons le Beau
Le Beau : de l’argent que Luxe et Lucre font affleurer
L’argent des écailles sur les étals
L’argent des écrans sur les étaux
Une figure dessinée à peine
Au visage abstrait
S’étalaient sur de la blancheur
Et semblaient encagés à la manière d’un Francis Bacon
Monologue de la figure :
Marmonnement que l’on ne pouvait ouïr
Dans une autre chambre : le bruit que faisait une machine à écrire
Du papier froissé
Telle qu’une blancheur déhanchée
La fenêtre donnait sur la grand place que broyait de la nuit.
Et dans cette langueur qui s’étale comme de la peinture encore humide
Un silence bleuté s’essoufflait.
Au dehors irradiait une pluie mauve
Et, méandres, cette ville que la nuit sillonnait de taxis
Tandis que se disloquent les disques d’Oslo
Tandis que se concassent les cônes verts de Coney Island
Demeureraient quelques questions : que se passe-t-il dans cette chambre d’hôtel ? Et pourquoi ?
Votre nom, EVA LIES, évoque à la fois une dimension mystérieuse et une certaine ambiguïté. Quelle est la signification derrière ce choix ?
Accorder une dimension très narrative à notre projet nous est cher ; d’où les volontés d’insérer dans notre nom un prénom pour suggérer la présence translucide d’un personnage de fiction et d’associer ce prénom à un verbe, témoignage d’un acte, celui de narrer en conférant à ce verbe une dissonance ironique puisque : qu’est-ce que narrer sinon mentir ? Sourire en coin compris. Et ce prénom ne pouvait être que de genre féminin (si l’on nous autorise encore à parler de genre…) puisque, personnage fictionnel, celui-ci, d’une part, ne se devait confondre avec aucun de nous ; d’autre part, il se trouve que Jean-Baptiste (Jean-Baptiste Naturel : compositeur et pianiste du projet), Frank (Frank Joannès : guitariste) et moi (Jérôme Gurdyk dit Hurdyk : auteur et interprète) avons ce point commun d’être plus particulièrement convoqués par le féminin (psychés, anatomies…).
Scott Walker, Nick Cave, Bashung, autant de références qui révèlent un goût pour une musique sombre et poétique. Comment ces influences se traduisent-elles dans votre écriture et votre composition ?
Je n’aime pas parler d’influences. Je préfère parler de références. Ces références, à dire vrai, nous les donnons comme autant de points de repères pour l’auditeur qui nous méconnaît. C’est de la comm’, Monsieur, c’est de la comm’… Sourire en coin. Enfin, évidemment nous aimons ces trois artistes. Encore que… J’ai horreur des idoles. Nul n’est intouchable. C’est, voyez-vous, « Ni dieux, ni maîtres » pour ma part.
La trajectoire musicale et médiatique de Cave depuis quelques années ne laisse pas de me poser question. C’est davantage le Cave des années 80 que j’ai aimé. Scott Walker : c’est la fin de sa carrière, plus dissonante et expérimentale qui m’a plu ; ses débuts me plaisent aussi mais moins.
De Bashung, j’aime infiniment certains albums, ses albums les plus ambitieux textuellement et musicalement (« Novice », « Chatterton », « L’imprudence ») mais aussi ses albums live, notamment le « live tour 85 » car ces albums accèdent à quelque chose qui a rarement été atteint en France : parvenir à faire quelque chose de véritablement très rock en harmonie avec la langue française.
Ceci étant dit, mon partenaire, Jean-Baptiste Naturel, n’est pas si amateur que moi de Cave. Il aime les mêmes albums studio de Bashung que moi mais ne semble guère intéressé par les albums live dont j’ai parlé, et il apprécie davantage Divine Comedy que Walker. Moi aussi, du reste. J’aime aussi beaucoup Divine Comedy et davantage que Walker.
Néanmoins j’ai insisté pour que la référence à Walker apparaisse plutôt que celle à Divine Comedy car elle me semblait à la fois plus parlante et, cynisme de ma part et troisième sourire en coin, plus « crédibilisante », faisant appel, en France, à la fois à un public plus large et plus choisi. Voilà : vous connaissez à présent les coulisses de comm’ qui président à l’érection d’un projet musical au XXIe siècle… Sourire, sourire, sourire…
Quant à Frank, il aime Bashung et Cave mais guère Divine Comedy ou Scott Walker. C’est dire qu’il se pose du côté du rock plutôt que de celui de la pop. Une dimension dont notre projet a besoin.
Le rôle des textes semble essentiel dans votre projet. Jérôme, quelle est votre approche de l’écriture ? Y a-t-il un fil conducteur, une thématique récurrente qui guide vos paroles ?
J’approche à pas furtifs… Sinon, pour de vrai, croix de bois, croix de fer, si je mens, si je vais en enfer, il s’agit avant tout de relations humaines, plus spécifiquement amoureuses ou charnelles. Mais quelque chose me dit que je m’en vais vous en dire davantage un peu plus tardivement au cours de notre entretien…
Comment travaillez-vous pour donner vie aux morceaux ? Est-ce un dialogue constant entre vous ?
Dialogues, dialogues… C’est-à-dire que Jean-Baptiste moi nous engueulons autant que faire se peut ! Sourire… On argumente ad aeternam. Chacun défend ses positions. Nous sommes aussi complémentaires qu’opposés. Nous sommes aussi opposés que complémentaires. Vous voyez le générique d’Amicalement vôtre ?…
C’est une relation artistique aussi intéressante que… vivifiante. Je crois que nous essayons chacun de nous faire sortir de notre zone de confort.
Jean-Baptiste, par exemple, me pousse à améliorer mes performances d’interprète. Il est extrêmement exigeant. Quand nous travaillons, il me dirige à la baguette, coup sur les doigts compris. Je suis parfois agacé mais je lui sais aussi infiniment gré de me pousser – du moins je l’espère – à tirer le meilleur de moi-même et de prendre ce temps-là pour moi. Je ne sais trop combien il aimerait que j’arrive et que tout soit parfait dès la, disons, troisième prise. Or, des prises, comment vous dire… nous en faisons beaucoup… beaucoup…. Pardonne-moi, Jean-Baptiste, comme je te pardonne.
Quant à moi, j’essaie aussi de le pousser, d’accepter de sortir de ses certitudes musicales, de l’ouvrir sur d’autres horizons, d’autres possibilités. Ce qui n’est pas toujours simple.
Nous échangeons aussi beaucoup à propos des arrangements. Et je dois dire que Jean-Baptiste garde une oreille ouverte ici.
A propos de la comm’ aussi, nous échangeons et ferraillons beaucoup. D’ailleurs, puisqu’aujourd’hui je vous dis tout, cet entretien et vos questions ont également largement été débattus…
En somme, c’est un échange, ce sont des divergences et c’est un juste milieu à trouver et pas évident à trouver. Chacun, vous m’excuserez le lieu commun, doit faire la moitié du chemin vers l’autre.
Et puis nous nous connaissons depuis un temps certain, immémorial même… depuis notre ancien projet, hurdy-gurdy… dont nous n’avons pas à rougir et dont plusieurs albums sont toujours disponibles sur les plateformes.
Par ailleurs, la relation qui nous unit Jean-Baptiste et moi n’est pas que purement artistique : Jean-Baptiste est un ami de qualité, pas seulement un collaborateur. J’ose donc croire que, malgré les divergences qui jalonnent régulièrement notre parcours, nous nous aimons encore beaucoup et que, artistiquement, il y a aussi beaucoup de respect entre nous. Mais comme nous sommes là à vous présenter votre travail, j’imagine que nous parvenons à trouver un modus vivendi, n’est-ce pas.
J’ai parlé de divergences, d’argumentation. Mais nous avons aussi un terreau commun, une ambition commune : une ambition artistique avant tout. Nous avons des divergences mais nous parvenons jusqu’à présent à les dépasser. Voilà les beautés d’un projet artistique qui n’est pas un projet en solitaire : lutter, discuter, avancer, accepter, dépasser.
Votre musique semble raconter des histoires comme le ferait un film ou un roman. Y a-t-il des inspirations précises derrière chaque morceau ?
En théorie, ce serait à l’auditeur de me dire. « Suggérer, voilà le rêve » disait Mallarmé. J’aimerais ne rien dire, que l’auditeur discerne événements, images, idées selon son gré. Moi-même il m’arrive de percevoir (ou pas) le sens du texte une fois celui-ci achevé : le poète habité par les dieux, ne maîtrisant donc pas son verbe, est considéré comme fou et doit être, de ce fait, banni de la cité selon Platon.
Toutefois, en vérité, il m’arrive d’avoir un plan de travail, une idée originelle que je déroule.
Je vous livre quelques clefs en exclusivité.
Notre prochaine chanson à venir, par exemple, « Le las foulard »… De quoi parle-t-elle ? J’ai imaginé un narrateur-personnage qui n’est pas moi, las des relations sexuelles qu’il entretient depuis un temps certain. Fétichisme ? Sado-masochisme ?
L’étreint peut-être une lassitude encore plus grande, plus générale. Cet homme-ci, ne serait-il pas quelque peu désabusé, peut-être pire ?
Cela avec la volonté de transposer ces déviances, ce ton, cet état d’esprit, de corps, de coeur, dans un cadre poétique, « merveilleux » au sens des contes :
Sur le las foulard
Rien qu’une larme qui de lacrymal
N’a rien qu’une alarme plutôt comme à l’aube
Qu’éveille quelque songe
Que nulle rose ne ronge
Sur le las foulard
Où repose de la nymphe l’allonge
Les congénères, les congères d’où erre hagard
D’où foula le doux foulard
Tôt dans la forêt des songes
Parfois je m’aventure sur d’autres terres.
Une autre de nos chansons à venir, « Lutèce », présente, quant à elle, un narrateur que le déclinisme étreint : qu’est devenue sa ville au fil des années ? Et la ville, comme une métonymie du pays : qu’est-il lui aussi devenu ?
Lutece Lutece était-ce toi qui t’ess-
Ayait à attester la lente tenta
Tion de la lueur ou bien était-ce
Celle, au sein de celle de l’aisselle,
L’attention lutteuse de l’attentat
Dans l’eau linéuse d’une vaisselle
L’œil vairon, bleuâtre, des doux barbares
L’œil vairon, bleuâtre, des doux barbares
Ceux-là même qui boivent, qui goûtent
Gaudriole gauloise et que goûtent
Aussi tels que toi, Lutèce, dans les arts
Les êtres tels que moi dans les âtres
Les êtres mille désastres mille astres
Les êtres mille désastres mille astres
Dans une autre chanson à venir, « Broken families », j’imagine des trajectoires familiales heureuses que le tragique menace :
Fût question de dire la table sise la créature
Babillante, chansons flottantes et drolatiques mixtures
Les jeux en bois, les sphères jaunes, l’heur
Oui, dire ce scandale des heureuses heures
L’essor des sortilèges que tu convoquas
Aux alentours du diablotin immarcescible
Que tu, Ô muse gaélique, invoquas
Eût-on dit quelque scène de la bible ?
Will I tell you storie of broken families ?
Dans une autre chanson à venir, « First », j’imagine des renaissances, des luttes contre le temps qui passe, la perte de créativité ou d’inspiration :
Telles les joies, telles les fièvres, telles les craintes
Est-ce ainsi que l’on revient là-bas
Dans de la honte, la mésestime de soi
Des leurres que le sel éreinte ?
Dès lors que celle-ci qui s’érige l’exige
Errances graphiques sur des surfaces callipyges
Y revenir donc tant qu’il est encore temps
S’y aventurer mi-passe-muraille, mi-passe-temps
Ces plaines arides où toute fontaine semble tarie
Ces muqueuses acides que n’hydrate plus nulles eaux
Ces piscines vides qu’hydrogène quelque blazer kenzo
Ces forures où rodent, corrodent ors et roueries
Carnet de bord du jeune homme en péril : lasse
Tentative pour se sortir de la nasse
Cette lutte attenteuse contre la lymphe
Cette joute que zieute l’attentive nymphe
C’est une sorte de sacerdoce que des feux ont bleutée
Un tas d’os superbement super compressé
Tel un César rêvé dans l’enfer de Dante
Que je sers brûlant, rougeoyant, al dente
Comment décririez-vous cette approche visuelle très cinématographique du projet ?
La part cinématographique du projet consiste dans le fait que, d’une part, Jean-Baptiste Naturel, le compositeur du projet, est, en partie, inspiré par des compositeurs de musique de films (Philippe Sarde, Georges Delerue, Eric Demarsan, par exemple) et, d’autre part, mes textes de chanson peuvent parfois être entrevus comme des scenarii microscopiques que je poétise pour que les questions de sens en deviennent plus ouvertes pour l’auditeur.
Le son de EVA LIES semble introspectif, oscillant entre des références classiques et une modernité assumée. Comment trouvez-vous l’équilibre entre ces deux pôles ?
Cet équilibre se fait plus ou moins naturellement, car nous sommes nourris par ces deux univers parfois opposés comme nos tempéraments et nos goûts. D’un côté, il y a la rigueur de la musique classique que Jean-Baptiste incarne. Jean-Baptiste a une culture de musique classique, baroque et il en joue. De l’autre, il y a l’énergie et la liberté de la pop et du rock, qui nous permettent de donner à notre musique une dimension instinctive et même, dirais-je « habitée ». Être habité lorsque je chante est une véritable obsession pour moi. Et lorsque je chante, je pense souvent à la culture arabe (et le peu que j’en connais) et, quoique furieusement athée, aux Soufis. Il s’agit toujours pour moi d’entrer, par le chant, dans une forme de transe à même délivrer quelque chose de supérieur à ma médiocre personne : il s’agirait de s’ériger au-dessus de moi-même. Je sais bien ne rien dire de particulièrement original en tenant de tels propos mais disons que, aussi modestement que possible, moi aussi, à ma mesure, je prends à tâche d’incarner cette dimension-là dans le domaine de la chanson dite « rock » voire dite « populaire ». Je crois donc que c’est davantage cette dimension plus instinctive, voire incantatoire, que j’essaie d’incarner. Et on en revient à Platon.
La belle et la bête, en somme, que notre duo.
Sur le plan musical, cette dualité peut se ressentir également. Nous jouons aussi sur les textures sonores : un orchestre de cordes peut cohabiter avec une batterie rock, une écriture harmonique peut se mêler à une mélodie précise.
C’est, entre autres choses, cette dualité qui définit notre identité.
Quel est votre processus de création en studio ? Avec qui avez-vous travaillé et avez-vous une vision très précise dès le départ ?
Nous avons enregistré une partie des voix chez Jean-Baptiste et une autre dans le studio Poptones de l’excellent Jean-Charles Versari (ex-Hurleurs et actuel Versari). Avec feu Kat Onoma, Jean-Charles et ses différents projets musicaux incarnent à mes yeux ce qu’il a été donné de meilleur dans le domaine du rock en France.
Frank Joannès, également guitariste du groupe Emma Sand Group, a enregistré ses parties guitares chez Jean-Baptiste en la présence de Jean-Baptiste et de la mienne. Elles sont le fruit de propositions très ouvertes de sa part et de la nôtre. Frank enregistre ainsi de très nombreuses parties. Puis il nous laisse trier à notre guise. Frank est un garçon avec lequel il est très agréable de travailler : talentueux, inventif, source de propositions, ouvert au dialogue. Frank, Jean-Baptiste et moi échangeons aussi beaucoup à propos de nos goûts musicaux respectifs en-dehors du projet. Nous avons un groupe WhatsApp dédié à ce sujet. Je me souviens d’une conversation que j’ai eue avec Frank. Je lui parlais du solo de guitare à la fin de Purple Rain de Prince (que j’adore, ce qui en surprendra peut-être certains). Et je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Je me souviens très clairement de sa réponse : « la quantité ne s’oppose pas forcément à la qualité ». Eh bien, vous voyez, modestement, je pense l’avoir un peu poussé dans cette direction-là à la fin de notre « Golden Rain (part one) »…
Quels sont vos projets à venir ? Un album, une tournée, une collaboration rêvée ?
Nous aimerions trouver des musiciens pour nous accompagner sur scène, notamment un bassiste et un batteur. Avis aux amateurs.
Nous travaillons sur notre album « Des ombres à peine » qui sera livré sur les plateformes au fil de l’eau. Deux titres, « Golden Rain (part one) » et « Le las foulard » sont déjà disponibles sur toutes les plateformes.
Il y a un producteur arrangeur qui m’avait beaucoup plu par le passé, c’est Ian Caple. Il fait du beau boulot pour les Tindersticks, Autour de Lucie ou les Hurleurs. Je songe notamment à ses cordes pour le très beau morceau d’Autour de Lucie « Je reviens ». Sinon j’adore le Wall of sound de Phil Spector et, unpopular opinion, j’aime ce qu’il a fait sur, par exemple, « The long and winding road » des Beatles. Mais il paraît qu’il est mort et qu’il était de toute façon ingérable. J’adore aussi ce que Dave Fridmann a fait pour le « Deserter’s songs » de Mercury Rev. Seconde bouteille lancée à la mer…
Je profite de cette dernière question pour vous dire que nous vous remercions vivement pour le temps et la place accordés.
Suivre : https://distrokid.com/hyperfollow/evalies/golden-rain-part-one