« IL FAUT DONC QUE VOUS FASSIEZ UN RÊVE » d’après « Journal en miettes » d’Eugène IONESCO et Marin SORESCU/Théâtre du Lucernaire.

 

« Être chassé de l’enfance, c’est être chassé du paradis, c’est être adulte »…
« Et le bonheur, comment va le bonheur ? » Quand il interpelle son public en scandant ces mots, on a tant envie de lui répondre qu’il prend les devants et nous prévient que nous ne pouvons pas le faire car il a d’autres questions à nous poser. Toute la salle sourit, rit, et le bonheur s’échappe de manière palpable, la joie devient perceptible dans cette jolie salle du théâtre rouge du Lucernaire. Denis Lavant jongle avec les mots, il est un passeur d’émotions, un artiste complet débordant d’une fougue incontrôlable mais contrôlée, qu’il distille à la manière d’un chef d’orchestre. Parfois, il nous regarde, semble nous observer, nous ne l’intimidons pas, c’est lui qui le fait, il est autant à l’aise dans ses pompes que pieds nus, nous ne sommes plus au théâtre, nous sommes chez lui dans son univers, nous lui appartenons, il va faire ce qu’il veut de nous, nous enrôler, nous déconcerter, nous déconcentrer, en nous menant par le haut du crâne tel un marionnettiste.
Dans cette pièce, Denis Lavant met en scène un homme qui tente de retrouver la joie.
Une nuit, alors qu’il cherche désespérément à se réfugier dans les bras de Morphée, le sommeil n’arrive pas. Sa quête devient alors une obsession. L’homme s’agace, s’agite, se lève et se recouche. Car ce qu’il voudrait c’est que le « rêve des rêves » puisse sonner à la porte de son agitation, mais il est insomniaque, et le rêve ne vient toujours pas. Alors il se lève, il marche au ralenti puis accélère le pas, il fait des gestes mécaniques, à la fois automate, petit mais grand acrobate, son corps semble être un morceau de caoutchouc qui s’allonge, se détend, se tend à volonté, se tord et se redresse avec une élégance innée et une incroyable aisance. Il traverse les âges, nous ramène tendrement en enfance, et à l’aide d’une simple bouteille dans laquelle il souffle, il nous fait entendre le sifflement d’un train, celui avec lequel il jouait quand il était encore un petit garçon. L’adolescence le survolte et le révolte. Puis en photos, désormais adulte, il nous invite à partager les thèmes de l’existence, celle-là même que nous cherchons parfois à fuir, à détester ou à adorer, celle à laquelle on s’accroche parfois vainement, d’autres fois avec plus de chance, ainsi il nous raconte des histoires de famille, il nous parle d’amour, de celui qu’on voudrait pur et éternel, il semble animé par une joie débordante et insaisissable, son sourire communicatif nous irradie, puis il nous livre ses souffrances, ses douleurs, ses émotions à fleur de peau suintent de son personnage pour nous coller des frissons ou des larmes au coin des yeux, il communique autant le bien être que le mal être qui l’habitent, il nous surprend à passer du rire aux larmes, il nous interroge encore sur la place du bonheur, la poursuite incessante de l’amour et la peur de la mort, sur le temps qui passe irrémédiablement et que l’on aimerait parfois arrêter ou bien rebrousser chemin, faire rewind, pour revivre les moments que nous avons aimés et qui sont passés beaucoup trop vite. Après moult réflexions, l’homme s’agite de nouveau, il bondit hors de son lit, le refait, le défait, s’entoure d’un drap, fait des pirouettes, des cabrioles, ses gestes sont tantôt mécaniques, tantôt complètement désordonnés, il exécute des sauts dans ce même lit et tous ses bonds semblent millimétrés tant il les reproduit précisément, mais paradoxalement de façon très bordélique, cela dit tout me paraît maitrisé, ses déplacements nous entraînent, on a envie de danser avec lui, de courir avec lui, de sauter, de bondir, de l’embrasser et de le remercier pour cet intermède magique et magnifique que nous avons la chance de partager en sa compagnie.
Denis Lavant est entouré d’un trio de musiciennes qui dosent savamment leurs interventions musicales. Elles nous offrent quelques notes de Philip Glass, A. Pärt, J. Cage. Les sons se font discrets, puis s’envolent et s’affolent et redeviennent plus lents, lancinants. Les notes tombent justes, on aurait presque envie de les attraper au vol tant elles remplissent l’atmosphère. Cet accompagnement au piano et en percussions donnent à ce tableau un côté songe musical. Cette symphonie féminine encense, sublime et magnifie la prose. C’est beau à en pleurer, émouvant et sincère.
Clown lunaire, funambule fantasque, équilibriste des mots, artiste solaire, pantin désarticulé, automate et circassien, ce petit homme tout en muscles nous plonge corps et âme dans son rêve éveillé, son journal en miettes en poche, il nous parle du passage de l’enfance à l’âge adulte, de la vie à la mort, du jour à la nuit, du temps qui passe et ne revient plus, avec une émotion d’une profonde intensité.
Denis Lavant est un artiste multiple, un 
comédien hors pair.
« Le bonheur parfait est quelque chose de très proche de la tristesse ». Charlie Chaplin

https://youtu.be/80-lRYAtaU0