DELEYAMAN – L’éxil comme patrie

« Un astre passa à l’horizon, descendant… descendant. Ma chemise était entre feu et vent, et mes yeux pensaient à des dessins sur le sable. Et mon père a dit un jour : celui qui n’a pas de patrie, n’a pas de sépulture… Et il m’interdit de voyager ! » Mahmoud Darwich

Il y aura toujours à l’intérieur de Aret Madilian, le leader de Deleyaman un garçon de 13 ans. D’origine gréco-arménienne, il est né à Istanbul (Constantinople en arménien, appellation ancienne et historique).

Vivant dans la crainte d’un bégaiement historique, lors d’un petit soulèvement, la peur pousse ses parents, son frère et lui (13 ans) à quitter Istanbul pour Los Angeles. (Le génocide arménien en 1915 a fait plus d’un million de morts et n’est toujours pas reconnu par l’état turc alors qu’il l’est par une trentaine de pays dont la France).

C’est donc sous un autre soleil et dans une ville multiple que la vie continue. Une autre page s’écrit. Il apprend que son nom de famille est  Madilian et non Madil… Ses parents l’avaient raccourci pour se fondre dans la masse… Rejoindre la communauté arménienne et continuer à ne pas se faire remarquer dans une culture avec des codes différents. 

La musique fait partie de sa vie quotidienne. Il y a des musiciens dans la famille et tout le monde chante en fin de dîner. Ponctuation joyeuse pour les âmes exilées.

Il connaît aussi bien les chants religieux que la variété orientale.

Photo Guillaume Facon

Dès que son père a pu se faire une situation professionnelle, il a acheté un orgue électronique à deux niveaux. Aret pianote et la musique devient alors un refuge… sa forêt forteresse. Etre quelque part et là, il peut dire “je suis chez moi”.

Débarque alors le mouvement punk. C’est une révélation, un souffle puissant. Ce bouillonnement de trop de vie, de moments brisés, de déchirures en lui, qu’il peut enfin laisser s’exprimer…

Aret,  sans le savoir, va attirer les rencontres décisives, les âmes sœurs tout au long de sa vie. Un certain Spot alias Glen Lockett, producteur du label punk SST Records (Black Flag, Husker Dü), va le prendre sous son aile.

Il formera son premier groupe Wog.

Après le punk, la vague cold wave et new wave envahit le monde. Apprivoiser, s’imprégner à nouveau de couleurs qui tapissent son âme.

Un soir, ne voulant pas accompagner des copains au cinéma, il reste devant la chaîne Bravo qui diffuse un film français : La femme d’à-côté de François Truffaut, avec une certaine Fanny Ardant

En 1988, il arrive en France. Etre en prise directe avec le Siècle des Lumières, les écrivains, les poètes et les lire dans le texte, s’immerger à nouveau, faire le caméléon.

En 1995, à l’heure du minitel, un certain Gérard Madilian le contacte; Aret préfère rester pour un court instant en dehors de la communauté et ne donne pas suite. C’est en 1997 qu’il le recontacte. Gérard Madilian possède un atout de charme : un instrument millénaire, un hautbois à anche double, de perce cylindrique : le doudouk. En 2005, l’UNESCO proclame le doudouk au patrimoine immatériel de l’Humanité.

Gérard Madilian est né à Paris. Ses parents sont de la première génération rescapée du génocide. En 1960, lors d’un spectacle à la salle Pleyel à 12 ans, il le découvre et se dit qu’il en jouera. Mais ce sera le parcours du combattant. Difficile d’avoir un instrument et pas de formation. A 17 ans enfin l’acquisition. Il glane des infos de musiciens lors de passages à Paris. L’un des leurs lui fera un beau cadeau, plus qu’il ne pouvait l’espérer : une transmission émotionnelle, quelque chose de profond et d’authentique. L’instrument lui est très capricieux; en concert par exemple, il faut toujours qu’il soit à température ambiante. L’avoir constamment en main, précieusement contre soi. Il est fait du bois d’abricotier. Plus le bois est tendre mieux il vibre… 

Il ne manquait plus qu’une voix féminine pour rassembler ce projet, Béatrice Valantin, qui chantonnant capta l’attention de Aret. Elle insufflera sa poésie, ses mots, sa voix délicate qui en solo mènera l’auditeur dans un état d’attention et de tendresse extrême; lorsque leurs deux voix se réunissent, l’alchimie mystérieuse d’une conversation surgit de l’au-delà. Petit miracle d’une rencontre, d’une évidence, de la marque à nouveau du destin.

Le dernier (et huitième) album Sentinel explore et entrelace la rencontre de deux frôlements, l’Est et l’Ouest, voyage géographique, l’Orient et l’Occident… C’est aussi une ambiance d’introspection, un road-movie dans notre monde intérieur.

« A force de vivre avec cette sensation, la tentation est grande de chercher en soi pour trouver sa source. » Wajdi Mouawad

L’album s’ouvre avec Exil, on entend le vent dans la plaine, un rapace la survole; la mélodie lancinante et mélancolique nous emmène sur une route bien longue; on pense aux migrants « cœur caché qui trésaille, cris de sentinelles, un abri de fortune… », la voix de Béatrice (c’est elle qui a écrit ce magnifique texte tout comme pour 1973) accompagne cette odyssée où le doudouk devient un oiseau de fortune accompagnant et protégeant ces malheureux…

Les textes anglais sont de Aret, ceux en français de Béatrice. Amour commun de la poésie, de ce qui sublime l’âme et perce les mystères de l’existence.

La douceur parcourt la comptine Become ou intervient comme sur Deer on the run la violoniste d’origine roumaine Madalina Obreja.

Keep the light rappelle le meilleur de Minimal compact, avec la basse qui structure le morceau.

Des roses merveilles, poème de Gérard de Nerval : « Car le temps nous presse, d’un constant effort, hier la jeunesse, ce soir la vieillesse et demain le mort », nous rappelle notre précaire existence, surtout en ces temps de confinements.

Photo LEON CAMBOU

1973 « je ne sais pas pourquoi mon cœur se gonfle au souffle du vent dans les arbres… » semble se dérober comme un lointain écho à Pourquoi que je vis de Boris Vian.

Participent aussi à l’album Jules Maxwell, le claviériste de Dead Can Dance et Guillaume Leprevost, basse-guitare qui a rejoint Deleyaman comme membre permanent depuis 2018, faisant glisser un archet parfois sur ses cordes.

Musique de nos vies, proche de l’émotion que l’on ressent dans une salle de cinéma obscure. Mais tout s’ouvre, le plafond disparaît et nous voici sous un ciel étoilé. Et notre vie défile…

Fanny Ardant ne s’est pas trompée en incluant dans son film « Le divan de Staline » deux morceaux de l’album Second. Elle qui pensait que le groupe, étant étranger, ne la connaîtrait pas et refuserait sa proposition. Elle était loin d’imaginer ce scénario dingue, d’Aret se souvenant de la mémoire de cette première rencontre visuelle. Si loin de la France. Et là de voir Fanny Ardant en chair et en os, happée par sa voix, et le cœur d’Aret, et sa sensibilité et le cadeau de la vie, à nouveau venant vers lui. C’est aussi la poésie qui les rapproche, elle devait faire des lectures lors d’une soirée au Trianon de Sotteville-les-Rouen fin mars, un dialogue entre musique et poésie. Ce n’est que partie remise….

Le cinéma tient une part importante dans la vie de Béatrice, référence aux metteurs en scène, aux films mais aussi à la bande son. A la fin d’un concert, dans un bar, on parle de Eric Rohmer, Wim Wenders, de David Lynch (on s’étonne même qu’une de leurs compositions ne se retrouve pas au générique d’un de ses films), mais aussi de Krzysztof Kieslowski pour La double vie de Véronique et de son compositeur Zbigniew Preisner. Nous chanterons d’ailleurs ensemble la mélodie Tu viendras, suivi d’un fou rire, surpris de voir à quel point la musique a imprégné notre mémoire commune.

Bien sûr, il est aussi facile de résumer le groupe Deleyaman ainsi : musique du monde ou bien Dead Can Dance, mais c’est un peu réducteur. Même si d’un côté un irlandais et une australienne ont fait le chemin inverse d’Aret, d’une culture à une autre, ils se retrouvent au point de délicatesse d’une sensibilité commune. Au point que Brendan Perry, le leader de Dead Can Dance, l’invitera chez lui, que le groupe reprendra leur morceau Autumn Sun lors de leur dernière tournée européenne et qu’il interviendra lors de l’album précédent en 2016, sur deux titres de The Lover, The Stars & The Citadelle et sur le dernier album Sentinel, Brendan fera la partie rythmique composée de cymbalum et bouzouki, sur le poignant The Valley.

Photo Guillaume Facon

On ressort l’âme grandie et le cœur guéri à l’écoute de ce disque. Ces moments de calme, d’apaisement, à la recherche de cette route du bonheur pour accompagner l’évolution terrestre et intime. Tous ces voyages intérieurs, pour saisir au loin une main, dépasser nos propres frontières émotionnelles, malgré le brouhaha du monde…

En live, le groupe est fascinant : tout y est plus sensible, plus puissant et il fallait voir la joie et l’exaltation du public au Théâtre du Temps à Paris, en mars, au moment du final de Black Rainbow, nous étions tous en transe. L’esprit chamanique de Deleyaman faisait son œuvre.

Quand le groupe reprend Galaxy, se mélangent les langues anglaise et arménienne. Aret nous prend par la main et nous le suivons.  

Photo Guillaume Facon

En fermant les yeux, je repense à lui, à sa présence sur scène. Ce qu’il dégage, sa pudeur. Il ne parle pas ou peu entre les chansons, lui qui aurait pourtant tant de choses à nous faire partager. Sa voix qui nous fait du bien, semble cousine de celle de Leonard Cohen, dont la disparition, du coup, nous semble moins pénible.

En le regardant sur scène, robuste, mais aigle majestueux malgré sa fragilité, je repensais à sa réponse quand je lui demandais “Où était passé l’adolescent de treize ans” ? Il est toujours là en moi.

Alors apparaît son désir de revenir en Turquie, et les problèmes concrets que cela pose quand on est plus le bienvenu… Retrouver la maison de son enfance et mieux encore, rentrer à nouveau dans sa chambre où tant de rêves ne demandaient qu’à s‘accomplir. « Il faut simplement que j’imagine une porte, une bonne vieille porte comme celle de la cuisine de mon enfance, avec une poignée de fer et un verrou. Il n’y a pas de chambre murée qui ne s’ouvre avec une telle porte, pourvu qu’on ait la force de l’imaginer. » Bruno Schulz

Avec Deleyaman une porte s’ouvre vers le sensible, la mémoire et l’espoir.

Merci à Yasmine Belayel pour l’heureuse et bouleversante découverte.

Szamanka