[Chronique] Deftones – « Private Music »

Vingt-huit années après Adrenaline, leur manifeste inaugural, les Deftones signent avec Private Music leur dixième album : une œuvre qui se dresse comme une synthèse magistrale de leur parcours, à la fois héritière de leur violence originelle et ouverte aux volutes atmosphériques qui, depuis deux décennies, nourrissent leur identité sonore.

Nés dans le tumulte du néo-métal des années 1990, les Deftones n’ont jamais accepté d’en être les hérauts dociles. Très tôt, dès Around the Fur (1997), transparaissait une volonté d’élargir le spectre : là où leurs contemporains misaient sur l’agressivité brute, Chino Moreno et ses compagnons insufflaient une dimension onirique et sensuelle, prélude à la mue éclatante de White Pony (2000). Ce dernier, désormais classique, érigea la tension entre lourdeur tellurique et suspension éthérée en véritable grammaire musicale.

Les décennies suivantes furent un terrain d’expérimentations et de résiliences : Saturday Night Wrist (2006), marqué par les tensions internes ; Diamond Eyes (2010) et Koi No Yokan (2012), nés de la tragédie de Chi Cheng, mais porteurs d’une énergie transfigurée ; enfin, Ohms (2020), où le groupe retrouvait une unité organique, scellant sa maturité créative.

Enregistré avec Nick Raskulinecz, Private Music s’inscrit dans cette lignée mais s’avance encore plus loin : album de l’intériorité, du murmure et du vertige, il se présente comme une plongée dans l’espace intérieur du groupe. Le titre lui-même – musique privée, presque clandestine – suggère un geste de retrait, une offrande dépouillée des artifices.

Le premier single, My Mind Is a Mountain, dévoile la mécanique subtile de cette œuvre : une lente ascension, tendue vers une apothéose sonore, entre incantation et fracas. Quant à Milk of the Madonna, dévoilée quelques jours avant la sortie de l’album, elle incarne une ferveur quasi mystique où le sacré y côtoie le viscéral, dans une fusion qui rappelle les moments les plus intenses de White Pony. D’autres compositions, cXz et Cut Hands entre autres, mettent en lumière le savoir-faire unique des Deftones : faire coexister le heurt et la caresse, l’abrasif et l’aérien.

La pochette de Private Music mérite à elle seule une lecture attentive : un serpent albinos, lové sur un fond vert uniforme, s’impose comme métaphore centrale. Animal de mue et de renaissance, le serpent rappelle la capacité des Deftones à se réinventer sans rompre avec leur essence. Son albinisme, presque spectral, convoque l’idée de pureté, d’une nudité symbolique, comme si ce disque dévoilait le groupe dans sa forme la plus intime et dépouillée. Le vert, couleur ambivalente de nature et de poison, crée un contraste saisissant : promesse de vie et menace latente. L’ensemble agit tel un blason silencieux, où se condense l’esthétique du disque, fragilité, beauté et danger entremêlés.

Accueilli par une critique quasi unanime, Private Music se hisse déjà au rang des œuvres marquantes du groupe. Certains y voient l’aboutissement d’une quête de plus de vingt ans : l’édification d’un langage musical où l’ombre et la lumière ne s’opposent plus mais se nourrissent mutuellement.

Ce disque confirme la pertinence artistique des Deftones où leur singularité demeure intacte : alliance parfaite de la puissance charnelle du rock et du mysticisme explosif d’un édifice sonore.

Avec Private Music, Deftones rappellent qu’ils ne sont pas seulement des survivants d’une époque fondatrice du rock, mais des artisans d’une esthétique toujours en mouvement. C’est une confession musicale, d’une intensité indélébile.