[Chronique] Thom Yorke et Mark Pritchard « Tall Tales », Une odyssée sensorielle au milieu des glitches

Thom Yorke et Mark Pritchard, deux artisans déroutants de l’exploration et l’épure sonore, savent mieux que quiconque brouiller les lignes rases. Avec Tall Tales, paru en mai 2025 sur le mythique label Warp, les deux alchimistes livrent une œuvre aussi insaisissable que viscérale, où la matière sonore semble flotter entre rêve éveillé et angoisse algorithmique.

Issu de longues années de correspondances sonores, menées à distance durant les confinements pandémiques, « Tall Tales » se présente comme une série de tableaux mentaux, où plutôt de contes décousus, suspendus dans un monde post-réel. Dès le premier titre « A Fake in a Faker’s World », nous sommes happé dans un maelström synthétique, où les textures abrasives de Pritchard viennent encercler la voix spectrale de Yorke. Ce dernier, fidèle à sa prose lacunaire et prophétique, comme autant d’oracles chuchotés dans le multivers numérique.

L’album se déploie en trois mouvements distincts, presque théâtraux. Le premier, résolument dystopique, érige un mur sonore de glitches, bourdonnements analogiques et dissonances électroniques. Pritchard y mobilise ses machines comme des entités autonomes inquiétantes. La voix humaine de Yorke, quant à elle, semble continuellement filtrée, transformée, comme si elle tentait de survivre à travers les câbles.

Le second acte, plus accessible, joue le contrepoint avec des compositions plus structurées. « Gangsters » ou « This Conversation Is Missing Your Voice » s’érigent en synth-pop spectrales, où l’on croirait entendre les échos d’un Radiohead déconstruit dans une style cyberpunk. Ici, la beauté surgit de l’épure : quelques nappes, une basse organique… Tout est question de vide, d’équilibre funambulesque, d’espaces entre les sons.

Enfin, le dernier tiers de « Tall Tales » s’ouvre dans une pure abstraction. « Wandering Genie » ferme le disque tel un lamento électronique, où les machines semblent se désagréger lentement dans le silence. La répétition de « I am falling » y prend une dimension presque mystique, comme une mise à mort numérique de l’identité.

Comme pour prolonger cette exploration sensorielle, « Tall Tales » est accompagné de clips signés Jonathan Zawada, artiste visuel australien. Le film, à la frontière du jeu vidéo, du rêve lucide et de l’installation post-Internet, épouse les thématiques de l’album tout en exacerbant son étrangeté. Fait remarquable : malgré son esthétique évoquant l’intelligence artificielle, Zawada a rejeté tout automatisme dans sa création, dénonçant au passage notre fascination pour les outils de génération autonome. Le résultat, profondément humain, est une méditation sur le regard, la machine et la perte du sens dans un monde saturé d’images artificielles.

 

« Tall Tales » c’est une expérience, au sens fort, qui engage l’ouïe, l’esprit et l’imaginaire. Mark Pritchard et Thom Yorke signent ici un chef-d’œuvre de désenchantement poétique, où l’humanité ne subsiste qu’à travers ses souvenirs déformés. Une œuvre exigeante, essentielle, qui veut encore croire que l’avant-garde peut être le miroir de nos vertiges contemporains.


https://markpritchard.warp.net/



Photos de couv. Pierre Toussaint