À Lausanne, dans une ancienne pharmacie de quartier reconvertie en galerie éphémère, Louis Jucker a ouvert un lieu de soin un peu particulier. Derrière les vitrines, pas de médicaments, mais un juke-box à vinyles, un studio analogique et une écoute attentive. A Pharmacy of Songs est né de cette idée simple et radicale : accueillir des inconnus, écouter leurs maux, et composer pour chacun une chanson-remède, écrite, enregistrée et gravée en quelques heures. Entre geste performatif, artisanat musical et attention sincère portée à l’autre, ce projet brouille les frontières entre concert, consultation et exposition. Il interroge la fonction de la musique aujourd’hui : peut-elle encore servir, réparer, accompagner, loin des logiques de flux et de performance ? Dans cet entretien, Louis Jucker revient sur la genèse de cette pharmacie musicale, sur l’intimité des échanges avec sa « patientèle », sur le choix de l’analogique et des contraintes, et sur la manière dont ce travail a transformé son rapport à la création, au public et à la valeur même d’une chanson.
Comment l’idée de transformer un studio d’enregistrement analogique en « pharmacie musicale » vous est-elle venue, et quel rôle ont joué les deux lieux d’accueil, La Pharmacie et O.V.N.I. dans cette intuition ?
Le premier lieu était une galerie éphémère logée dans les locaux d’une ancienne pharmacie, pas très loin de chez moi à Lausanne. Je venais de récupérer un juke-box à vinyle. Le concept s’est imbriqué naturellement. J’avais bien envie de travailler de la musique comme une sorte de day job, dans les heures d’ouverture, de vivre dans mon quartier, de faire de la musique pour les autres.
Les consultations avec les visiteurs semblent au cœur du projet : comment avez-vous vécu cette intimité artistique avec des inconnus, et qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans ces échanges ?
J’ai été surpris par la profondeur de ce que les gens venaient me raconter. leur implication dans le processus, leur sincérité, leur transparence. Les consultations duraient de 20 à 50 minutes, on élaborait ensemble la notice de la chanson à venir. c’était un moment assez privilégié de partage. j’étais très touché, et par conséquent très inspiré aussi pour transformer ça rapidement en chanson.
En parlant de vos chansons-remèdes, jusqu’où assumez-vous l’idée d’un effet thérapeutique ? Est-ce une métaphore poétique, ou avez-vous réellement observé des transformations chez les participantes et participants ?
Il y a dans mon travail une dimension parodique importante. Bien sûr, tout ça est une sorte de gag, et je suis un clown. Mais il existe dans cette démarche une vertu de soin réel, parce que j’ai vraiment accueilli des gens, respectueusement écouté leurs histoires, tâché d’y réagir en musique avec bienveillance et sincérité. La plupart de ma patientèle est venue se soigner elle-même, en assumant des maux, en essayant d’en faire quelque chose, en les partageant, en acceptant de les voir transformés en musique. Certaines personnes étaient très heureuses de ce processus et du résultat, je reçois encore parfois des nouvelles, ça me touche beaucoup.
Composer, enregistrer et graver un vinyle en quelques heures : comment cette pression temporelle a-t-elle influencé votre processus créatif ? Pensez-vous que ces contraintes ont fait naître des chansons impossibles à produire autrement ?
Mes chansons naissent de ces contraintes, c’est pour ça que je n’essaie jamais de les en séparer. Ce n’est pas un album, c’est un recueil de pharmacie musicale. J’aime travailler rapidement, instinctivement, manuellement, en jonglant avec les imperfections, en m’appuyant sur les anomalies, c’est le bonheur de l’analogique. si j’avais deux mois au lieu de deux heures pour produire une chanson, elle n’aurait pas le même format, le même son, le même charme. J’aime l’idée de réaliser des chansons comme des polaroïds. ça ne dispense pas de se donner de la peine, et de se perfectionner. ça me permet de faire très sérieusement et très professionnellement des choses très fragiles.
Pourquoi avoir choisi de travailler exclusivement en analogique dans la création du corpus, mais de proposer ensuite une plateforme numérique et des vidéos VHS ? Que signifie pour vous la tension entre ces deux mondes ?
Vous parlez de tension, moi je ne la ressens pas. Chaque format est cool à explorer. Les VHS ont été filmées pendant que j’enregistrais, c’est cool de voir la musique in the making. Comme les gens qui passaient dans la rue devant les vitrines de la pharmacie. Faire une édition vinyle aurait été onéreux, et excluant. C’est un projet qui se veut le plus invitant possible, aussi et surtout pour des personnes qui ne sont pas forcément férues de musique, collectionneuse de disques ou autres. Le livre, la plateforme, les vidéos, le but est de rendre accessible l’expérience de cette pharmacie pour qui n’a pas un juke-box à la maison ou n’habite pas dans le quartier.
Le livre compile notices, paroles, photos, classifications… Qu’est-ce que ce format imprimé permet de raconter ou de transmettre que les chansons seules n’auraient pas pu communiquer ?
C’est un recueil, le but est de l’ouvrir de temps à autres, pour fouiller la table des matières, et s’orienter vers une chanson-remède. Le livre nous plonge dans l’esprit de la pharmacie, ça aide à se mettre dans les conditions nécessaires à la magie de ces chansons.
Le système que vous développez avec Skander Mensi synchronise vinyle et images VHS : qu’espérez-vous que le public ressente en découvrant ces chansons dans leur format d’origine, accompagnées de votre présence filmée ?
On va tourner une petite exposition l’année prochaine, avec le juke-box original et des moniteurs vidéos. Quand on les écoute dans le juke-box, avec son petit spectacle mécanique, ses vieilles lampes et haut-parleurs, c’est comme si ces chansons avaient toujours été là. J’aime le rythme que cela donne à la musique, composer le code sur le pavé numérique, regarder le mécanisme choisir le disque, entendre le grésillement du vinyle, c’est un écrin magique. C’est aussi un objet convivial, c’est fait pour écouter à plusieurs, c’est trop précieux et riche d’écouter de la musique à plusieurs, cet objet le provoque avec douceur et convivialité, comme un feu de cheminée.
Les installations voyageront dans plusieurs villes suisses : comment imaginez-vous l’expérience du public dans ces différents contextes, et le dispositif devra-t-il s’adapter à chaque lieu ?
Le but est d’amener cette expérience proche des gens, plutôt que de faire un concert, on invite les gens à venir écouter des chansons sur un juke-box.
Vos sonariums utilisent des appareils audiovisuels de seconde main. Comment ces objets “vivants”, recyclés, complètent-ils l’univers de A Pharmacy of Songs ?
C’est l’occasion de donner une seconde vie à ces appareils, de m’amuser, et d’inviter les gens à en faire autant.
Après avoir produit 50 chansons-remèdes, ressentez-vous une évolution dans votre rapport à la musique elle-même ? Ce projet a-t-il modifié votre manière d’écrire, ou même votre place en tant qu’artiste face au public ?
Dans un monde musical actuel où le narratif dominant est qu’il faut se battre à coup de posts sponsorisés pour attirer l’attention d’un public saturé pour faire vivre une chanson que personne n’écoutera au delà de 30 secondes, c’était beau de savoir que ces chansons répondaient à un besoin, que j’étais au service des gens, et pas l’inverse. Que je le faisais parce que c’était demandé, que ces chansons seraient écoutées avec attention, qu’elles étaient attendues. Elles avaient une certaine valeur avant-même leur naissance, c’était une matière précieuse à travailler. ça demandait du soin et ça rendait humble et reconnaissant de pouvoir faire son travail au mieux. J’imagine que le petit cordonnier qui travaille minutieusement dans son minuscule atelier en face de la mega vitrine de footlocker doit ressentir le même genre de choses. Mais peut-être je l’instrumentalise pour illustrer mon propos.
.



