[Interview] Shaggy Dogs – « Pinball Boomers »

Neuf albums au compteur et toujours la même énergie indomptable : les Shaggy Dogs remettent une pièce dans la machine avec Pinball Boomers. Fidèles à leur credo blues & roll, ils s’autorisent ici une liberté accrue, flirtant avec la soul, le pub-rock et un groove « staxien » qui fait claquer les cuivres autant que les guitares. Produits par Nick Brine, qui a déjà croisé la route des Stones Roses ou de Seasick Steve, les chiens hirsutes livrent un disque foisonnant, à la fois jubilatoire et mordant, où l’hommage à leurs influences se mêle à une écriture lucide sur nos déroutes contemporaines. De l’hommage à Lee Brilleaux à l’irrésistible Better Life, en passant par l’hymne-titre qui invite à jouer sa vie comme une partie de flipper, Pinball Boomers confirme que les Shaggy Dogs n’ont jamais cessé de flairer la bonne piste. Rencontre avec une meute toujours prête à mordre dans le présent.

 



Quel a été le principal moteur de l’écriture de votre 9ᵉ album « Pinball Boomers » ?
Cela faisait longtemps que nous n’étions pas rentrés en studio. Notre dernier EP avait été enregistré durant le confinement, chacun chez soi à distance. Avec l’arrivée de Vince à la batterie (fin 2021), il était temps, de réécrire de nouveaux titres et de nous enfermer tous ensemble pour les enregistrer. Et puis, on ne va pas se mentir, si tu veux rester dans le match et avoir des dates de concert, il faut avoir de l’actualité. Sortir de nouvelles chansons est l’un des meilleurs moyens.

Vous avez confié la production à Nick Brine, connu pour son travail avec des figures comme The Quireboys ou Seasick Steve. Qu’a-t-il apporté de spécifique à l’identité sonore de « Pinball Boomers » ?
Nick Brine a pris très au sérieux son rôle de producteur artistique sur cet album. Nous avons fait une pré-production de 3 jours avec lui durant laquelle nous avons décortiqué 9 titres et écrit un 10ème, « Wild Card ». Pour chacun des titres, nous avons testé de nombreuses options dans la structuration des titres et avons gardé ce qui nous paraissait le plus efficace. A l’issue de ces 3 jours, Nick a décidé du son qu’il donnerait à l’album : live dans une même pièce, agrémenté de chœurs et de cuivres. Un son tranchant, directement dans ta face Nick est un grand producteur, doté d’une incroyable expérience ; il a travaillé avec tellement d’artistes talentueux. Nous avons eu beaucoup de chance de travailler avec lui et de profiter de son expérience. Enfin, c’est la première fois que j’ai pu consacrer pleinement deux jours aux voix : Nick voulait absolument avoir ce temps avec moi, pour travailler en profondeur mon flow et ma diction. Il m’a poussé à sortir de ma zone de confort.


Avec ce neuvième album, vous explorez des territoires encore plus bluesy, parfois teintés de soul à la Stax ou de pub rock façon Dr Feelgood. Comment avez-vous travaillé cette richesse d’arrangements, notamment la place des cuivres et claviers ?
La différence avec les autres albums c’est que 9 titres sur les 10 enregistrés, ont été joués live durant un an sur la route ; ce qui nous a permis de tester et d’améliorer toutes ces chansons, y compris durant l’étape de pré-production (cf. réponse ci-dessus). Ces différentes couleurs reflètent également nos différentes sensibilités, bien sûr. Vince a aussi un jeu plus rock que Guillermo, ce qui a naturellement modifié notre son. Ben, au clavier, a travaillé très dur pour construire ses parties et les rendre efficientes : il a épuré son jeu. Enfin, Nick nous a proposé de rajouter des cuivres sur 6 titres (c’était aussi une envie de notre part). Nous avons travaillé avec Andrew Griffiths (connaissance de Nick), qui a la particularité de jouer de 33 instruments. Ce gars est crédité derrière de nombreux albums. Il notamment travaille notamment pour les arrangements de la BBC : un extraterrestre de la musique ! Il a toute de suite compris ce que nous voulions et a écrit de supers arrangements de cuivres.



« My Baby Left Me In The Fog » semble incarner votre fidélité au blues originel. Qu’est-ce qui vous pousse encore aujourd’hui à creuser cette veine-là ?
Si tu reprends chacun de nos albums, tu y trouveras au moins à chaque fois un blues lent et singulier dans son écriture. Nous ne voulons pas écrire un blues classique 12 mesures, dans lequel tu sais déjà ce qu’il va se passer. On aime explorer, surprendre et partager des émotions un peu moins convenues. C’est l’une de nos marques de fabrique et j’en suis fier ! « My Baby Left Me In The Fog » est certainement notre plus beau blues lent écrit à ce jour et à chaque concert il marque les esprits des spectateurs.

Dans « Lee’s The Man », vous rendez hommage à Lee Brilleaux. Qu’a représenté Dr Feelgood dans votre formation musicale et votre façon de voir le rock ?
Il était temps qu’un groupe rendre hommage à Lee Brilleaux. A ma connaissance, nous sommes les premiers à l’avoir fait à travers l’écriture d’une chanson. Lee est décédé 2 jours après Kurt Cobain et peu de médias en France en ont fait écho à l’époque ; excepté le journal Libération qui avait publié une pleine page. Dr Feelgood, dont Lee était le leader, a marqué tout un pan de l’histoire musicale anglaise de la fin des 70’S. Ce combo a apporté un renouveau dans ce R’n’B électrisé, joué sur le fil du rasoir en réaction au rock progressif planant. Une urgence et une énergie, symbolisées notamment par la fulgurance sur scène de Lee et de son acolyte guitariste survolté, Wilko Johnson. C’est indéniable, Dr Feelgood a marqué notre éducation musicale et a posé les bases de Shaggy Dogs. Nous sommes réputés pour notre énergie et notre partage sur scène. La musique ne se joue pas pour ses chaussures mais pour le public venu te voir. Qu’ils soient 1 ou 1000, ils méritent tous autant que l’on mouille la chemise. Trop de groupes ont oublié cette règle d’or et c’est fort dommage ! 


« Your Love Is Dynamite » fait l’effet d’un hymne rhythm’n’blues furieux et très Stones. Vous sentez-vous aujourd’hui plus proches de l’énergie des Stones ou du garage des années 60 ?
« Your Love Is Dynamite » est un condensé de blues’n’roll avec des cuivres qui claquent, une voix râpeuse et une énergie scénique. C’est effectivement du rhythm’n’blues furieux, avec ce petit grain de folie et de sueur qui évoque autant les Stones que les groupes garage des années 60. Aujourd’hui, on se sent plus Stones dans l’âme, garage dans les tripes : l’énergie des Stones, c’est le rock brut, charnel, électrisant, qui fait lever une salle entière. Le garage des sixties, c’est spontané, hyper sincère, avec cette urgence adolescente.

 

Vous dites que « Pinball Boomers » porte un regard amer sur notre société et nos relations. Quel morceau traduit, selon vous, le mieux ce sentiment de doute ou de désillusion ?
Si Pinball Boomers est une boule de flipper lancée dans les travers de notre époque, alors « Who’s Gonna Vote » est sans doute le bumper qui cogne le plus fort. Pourquoi ce morceau ? Tout simplement car il aborde la désillusion politique, le désengagement citoyen et le sentiment que les voix ne portent plus. Le titre lui-même est une question provocante, presque désespérée : Qui va encore voter ?

Musicalement, il combine cuivres soul, riffs garage et une tension rythmique qui traduit bien l’urgence du propos. C’est festif en surface mais le fond est grave :  une vraie signature des Shaggy Dogs. Les paroles, signées Laurent Bourdier, ne font pas dans la dentelle : elles évoquent la responsabilité collective, les idoles déchues, les lendemains qui déchantent, tout en gardant une plume libre et sans faux-semblants.

 

Le rock et le blues comme exutoire : est-ce toujours ce besoin viscéral d’exprimer ses frustrations qui vous pousse à écrire et jouer, plus de 20 ans après vos débuts ?
Pour nous, la musique reste un exutoire viscéral, une manière de canaliser les tensions, les colères, les désillusions mais aussi les joies et les pulsions de vie. Ce n’est pas juste une posture : c’est une philosophie artisanale, une manière de vivre et de créer en dehors des circuits formatés. Ce qui nous pousse à continuer, plus de vingt ans après nos débuts, c’est aussi le plaisir brut : celui de jouer ensemble, de faire vibrer le public, de sentir l’énergie circuler. Alors oui, le besoin viscéral est toujours là mais il s’est enrichi d’une maturité rebelle, d’une lucidité joyeuse et d’une fidélité à l’instinct. On ne joue pas pour exister : on existe pour jouer.

 

Les Shaggy Dogs ont toujours été difficiles à mettre en cage : comment gardez-vous cet esprit de liberté et d’indiscipline dans un monde musical souvent formaté ?

C’est exactement ça ! On a toujours refusé d’être rangés dans une case : blues, rock’n’roll, soul, pub rock, garage 60’s, rockabilly, … On est un peu tout cela à la fois, dans un style qu’on définit comme Fiesta Blues’n’Roll et qui est un cocktail explosif né de la fête, du groove et de la sueur. On essaie de garder cet esprit de liberté en restant fidèles à ce qui nous fait vibrer. On écoute tous beaucoup de musiques et sommes curieux de découvrir ou redécouvrir des trésors du passé, tout en étant en alerte sur des nouveautés. Red, en particulier, écoute de la musique 24/24 et nous abreuve sur la route de toutes ses découvertes. Il nous saoule même parfois !!!  La musique n’est pas faite pour être rangée dans des boites, ni pour être rattachée à des chapelles. A ce titre, la scène blues Française est très conservatrice et a un besoin viscéral de rattacher tel artiste à tel courant !!! Nous sommes inclassables et ça en gène plus d’un !!! 

 

Après autant d’années sur scène, vous continuez malgré tout d’agrandir votre meute. Quel serait le meilleur compliment qu’on puisse vous faire après un de vos concerts ?

Le meilleur compliment qu’on puisse nous faire, ce n’est pas juste de nous dire “c’était super” ou “vous avez bien joué”, c’est de sentir que les gens ont emporté quelque chose avec eux, qu’ils ont vibré, qu’ils ont eu ce frisson qu’on cherche à provoquer à chaque concert. Quand quelqu’un te dit “je me sens vivant”, ou même “j’ai oublié le reste du monde pendant une heure”, là tu sais que tu as fait ton job. C’est ça qui compte vraiment pour nous.

 

Photo de couv. Patryk Rivet