En juin 2024, j’ai eu l’immense privilège, à l’occasion d’un festival littéraire dans la banlieue parisienne, de rencontrer un monument du 7ème Art. Il ne faut jamais rencontrer ses idoles ? Mr Lucas Belvaux, réalisateur et scénariste belge archi-doué, est devant moi. Disponible, affable, l’homme discute avec son attachée de presse et m’accueille à sa table, un sourire en coin, pour défendre son premier roman : « Les tourmentés » (Éd. Gallimard). Je lui avoue ma joie de le voir en personne et ma passion pour ses films. « Un couple épatant / Cavale / Après la vie » fait partie de mes longs-métrages de chevet tant par sa qualité d’écriture (tous les personnages se répondent d’un film à l’autre par un jeu narratif des plus habiles) que par sa réalisation « au cordeau ». « La raison du plus faible », « Pas son genre », « Chez nous »… Le reste de sa filmographie m’enchante. Il me dédicace mon DVD avec amusement et me confie avoir écrit son premier roman… faute de pouvoir le réaliser. L’entreprise fut des plus « casse-gueule ». Être un cinéaste de talent reconnu par ses pairs. Soit. Mais un écrivain ? Après quelques minutes d’échanges cordiaux et de confidences (« les droits de « Les tourmentés » sont finalement achetés par une boite de prod’ et si un seul réalisateur doit s’y coller, c’est bien son créateur ! », dixit l’intéressé), je le quitte à regret. L’homme est terriblement attachant, humble et humain. À l’image de ses productions. Quelques mois plus tard, je me plonge dans son bouquin.
« Les tourmentés » est semblable à un crochet du droit. Les chapitres courts (4 pages maximum) se poussent du coude pour mieux nous secouer. L’équation est efficace. Un chapitre égal un personnage égal un regard différent sur chaque situation. L’histoire ? Un ancien légionnaire en voie de clochardisation est retrouvé par son ex-sergent. Ce dernier (via sa patronne, une richissime femme d’affaires) lui donne l’occasion d’embrayer sur une vie toute neuve. En contrepartie ? Sa vie. Achetée. L’enjeu est de taille. Accepter une dernière mission des plus dangereuses afin de se renflouer économiquement et de mettre femme et enfants à l’abri du besoin. Notre anti-héros n’a plus rien à perdre… la chasse peut commencer.
Septembre 2025. C’est sous un soleil radieux et d’un pas décidé que je me rends dans mon cinéma de quartier pour découvrir l’adaptation sur grand écran. À la vue de l’affiche, mon appréhension va crescendo. Ramzi Bedia me semble bien loin du personnage de Max. J’avais Alex Descas en tête (vu dans le très beau « 35 Rhums » de Claire Denis) et je vois mal le trublion made in Canal en militaire usé. Le reste de la distribution me semble raccord. Niels Schneider a visiblement le profil de Skender, Linh-Dan Pham est un choix évident pour « Madame » et Déborah François charrie tout le poids et la présence nécessaires pour le rôle de Manon.
Je me cale dans mon fauteuil. Quatre personnes au total dans la salle.
Extinction des feux. Brasier.
Dès l’ouverture, l’élégance est de mise et notre réalisateur n’a rien perdu de sa science du cadrage. Images maîtrisées faisant la part belle aux visages hantés ou aux scènes hautement symboliques. Segments fantasmés ou rêvés. Tout s’enchevêtre dans un équilibre parfait. Ainsi, notre ami belge frôle le genre fantastique dans un hommage saisissant aux « Chasses du Comte Zaroff » d’Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel sans jamais tomber dans la surenchère. Mieux, là où certains réalisateurs auraient joué la carte de l’action décomplexée, Lucas Belvaux opte pour la profondeur psychologique, l’ellipse et l’évocation. Flashback ou flashforward, tout est dit de manière concise. Skander n’est pas John Rambo. Nous n’aurons droit qu’à un rappel guerrier chiche en effets et à deux-trois effets sanguinolents. Idem pour « Madame« . Son goût prononcé pour les armes est survolé dans une réminiscence dont nous devinons les contours. Manon, quant à elle, reste le personnage le plus ancré dans le présent. Point de déchronologie. Son travail. Ses enfants. Et entre les deux, l’on serre les dents.
Les dialogues sont percutants. Clairs. La narration fluide et la tension palpable entre les protagonistes. Pour preuve, le jeu intériorisé de Ramzy Bedia, tout en regard lourd de sous-entendus.
Tendu comme une arbalète, le long-métrage ne lâche rien. Ni sa mécanique implacable ni son auditoire. Plans découpés. Souffle coupé.
Le mot d’ordre pourrait même s’apparenter à « Less is More » tant il est « Bressonien » en diable. Mais cette vision « simpliste » occulterait la superbe photographie de Guillaume Deffontaines et tant d’autres artifices cinématographiques.
Non, dans ce « Tourmentés » superbement incarné et mis en lumière, la rigueur rime avec la subtilité du propos. En atteste ce dernier plan à la beauté simple où l’Amour reprend ses droits.
Sortie de salle ? Sur les genoux.
Je n’ai eu aucune surprise, l’adaptation étant fidèle en tous points à sa matrice. Mais quel moment de cinéma ! Quel cinéaste accompli ! Le cinéma belge est identique à celui de nos confrères australiens : intelligent, libre et sans entrave.
Loin des productions souvent corsetées de notre Hexagone…
Hâtez-vous de découvrir le nouveau diamant noir de Lucas Belvaux !
Pour toutes ces raisons.
Et parce qu’il le vaut bien.
John Book.