Depuis Le Cirque de Consolation (2021), un bouleversement intime et géographique a traversé la vie de Léonie Pernet. Un séisme discret mais profond, dont les ondes se répercutent aujourd’hui dans Poèmes Pulvérisés, son troisième album, paru en juin 2025 chez Crybaby et InFiné. Ce nouvel opus s’impose comme une traversée : de soi à l’autre, de la mémoire individuelle aux luttes collectives, du silence au cri. Une odyssée sonore et poétique où la forme est dissoute, la langue recomposée, et l’identité réinventée à la lumière de l’altérité.
La musicienne se rend au Niger, sur les traces d’une filiation paternelle longtemps restée dans l’ombre. Là-bas, elle découvre un monde, une famille, une part d’elle-même. À son retour, un vers de René Char — “J’ai pris ma tête comme on saisit une motte de sel et je l’ai littéralement pulvérisée” — la saisit, l’habite, l’oriente. La lecture du recueil Le Poème pulvérisé (1945) scelle une nouvelle direction artistique : celle d’une fragmentation fertile, d’une identité morcelée mais résolument ouverte à l’inconnu.
Poèmes Pulvérisés s’ouvre ainsi sur une question empruntée au poète résistant : “Comment vivre sans inconnu devant soi ?”
À cette interrogation essentielle, Léonie répond par une œuvre polyphonique, indisciplinée, transfrontalière. Une cartographie sonore reliant les plaines de la Marne aux étendues désertiques du Sahel, Paris à Brazzaville, les larmes aux danses, le chagrin à l’espoir.
L’album débute par Brûler pour briller, prélude instrumental aux accents cinématographiques. Les cordes s’y déploient en nappes vibrantes, parcourues de synthèses digitales et de pulsations souterraines. Une voix s’élève, celle de la comédienne Louise Chevillotte, énonçant un fragment du recueil de Char — “né d’un puits de boue et d’étoiles” — dans un clair-obscur saisissant. Une déclaration d’intention : l’hybridation sera la règle, la poésie, l’arme.
Suit une série de compositions incandescentes, véritables hymnes aux identités plurielles et aux géographies imaginées. Parmi elles Acid Niger, morceau aux rythmiques syncopées, où les textures électroniques se mêlent à des échos sahéliens, Touareg, où les tambours semblent battre au rythme d’un exil ancien, Paris-Brazzaville, fresque sonique évoquant les liens invisibles et les fractures héritées du colonialisme.
Plus loin encore, Dispak Dispac’h, fruit d’une collaboration avec la metteuse en scène Patricia Allio, donne voix à celles et ceux que l’on nie : les sans-papiers, les errants, les effacés. Leurs paroles, captées lors d’une manifestation, deviennent matériau brut, matière sonore. Une mémoire militante, transmutée en art.
La force de Poèmes Pulvérisés réside dans sa capacité à abolir les frontières — musicales, culturelles, linguistiques — sans sombrer dans l’artifice ni le collage. Si l’on y perçoit des influences de Philip Glass en filigrane, des musiques traditionnelles africaines et arabes, de la pop française et de l’électronique contemporaine, c’est pour mieux en faire une matière première, une glaise à remodeler. Chaque morceau est ainsi une forme ouverte, mouvante, où s’entrelacent chœurs fantomatiques, percussions telluriques, synthétiseurs cristallins et samples documentaires.
Le clip L’Au-Delà, qui accompagne l’un des morceaux de l’album, prolonge cette démarche. Œuvre sensorielle autant que politique, il oscille entre présence et absence, réel et spectral, incarnation et disparition. Une méditation visuelle sur la mémoire, le deuil, et les zones liminales de l’existence.
Avec Poèmes Pulvérisés, Léonie Pernet nous propose une expérience bouleversante, une œuvre qui interpelle et éveille.
Elle y pose des questions sans réponse facile : que signifie appartenir ? Que transmet-on de nos silences, de nos blessures, de nos errances ? Comment créer, encore, dans un monde ébréché ?
C’est une musique de seuil, de transition, de transfiguration. Une musique qui appelle à la réconciliation, non pas dans l’effacement des différences, mais dans leur reconnaissance vivante.
À celles et ceux qui s’aventureront dans Poèmes Pulvérisés, un conseil : n’écoutez pas seulement avec l’oreille. Écoutez avec le corps, avec la mémoire, avec ce qu’il vous reste de feu.