[Chronique Ciné] “Reality” de Tina Satter. Every breathe you take and every move you make…

Il y a des films qui vous tombent sur le coin du museau et vous saisissent instantanément. C’est le cas de ce “Reality”, long-métrage indépendant américain, qui relate le véritable interrogatoire mené par le F.B.I. sur une lanceuse d’alerte en juin 2017. Contexte : Reality Winner travaille au sein du NSA. Elle regarde les infos qui passent, en boucle, et prend l’éviction de James Comey- alors directeur du Federal Bureau of Investigation- par Donald Trump, de plein fouet. Quelques semaines plus tard, des agents l’abordent devant sa demeure- mandat à l’appui- afin d’obtenir des informations précises sur son comportement. A savoir la fuite d’éléments classés secret défense et dont elle serait l’unique responsable. Mais je vous en dis trop…
La grande force de la réalisatrice Tina Satter est de s’appuyer sur les dialogues “originaux” qui eurent lieu lors de cette perquisition et de jouer crescendo avec nos nerfs. A l’écran, des phrases dactylographiées apparaissent comme autant de dialogues théâtraux, didascalies comprises. La fiction se mêle, alors, à la réalité (sans jeu de mots) et l’on devine le travail vertigineux des acteurs à coller au plus près de ce qui s’est verbalisé, aussi bien dans les termes explicites que dans les silences, quintes de toux et autres non-dits.
Huis-clos oppressant où l’ombre de David Lynch (période “Fire walk with me”) se distingue dans l’hésitation de ses protagonistes et la description d’un quotidien étrange et décalé, “Reality” ne cesse de nous surprendre. Que cache cette héroïne sous son regard embué de larmes ? Que cherchent à déceler les agents Garrick et Taylor ? Pourquoi cette obsession sur le bien-être animal en terrain domestique ? Pourquoi encercler et délimiter la bâtisse à grands renforts de bandeaux jaunes et ostentatoires ? Quel est le crime supposé ?
La cinéaste américaine creuse et extirpe de ses connaissances dramaturgiques tout un savoir-faire au service de la vérité. L’emploi récurrent de “glitch” pour seule censure nous rappelle que tout ce qui se “joue” en face de nous n’est qu’une proposition fictionnelle à peine altérée dans sa base.
Certes, les mouvements de caméra, le montage tout en paliers/ sas de décompression et la photographie crue nous plonge dans un système narratif et cinématographique connu.
Début de l’interrogatoire. Fin de l’interrogatoire. Ou Préambule. Scène d’expositions. Flashback. Dénouement. Mais durant cette heure vingt qui comble l’espace temporel de son long-métrage, Kristina Satter vise plus haut qu’un simple fait relaté. Qu’une simple biographie dramatique. Elle s’empare de ce matériau pour mieux le distordre, le secouer, afin de nous immerger dans la confusion de Reality.
Et quelle confusion !
Car ce coup d’essai-coup de maitre ne serait rien sans son trio éclatant.
Sydney Sweeney (vue dans l’épatant “Under the Silver Lake” de David Robert Mitchell, autre sujet de fascination) campe avec sensibilité palpable une coupable aux abois. Contre elle, Josh Hamilton ( vu aux côtés d’Ethan Hawke dans “Les survivants” de Frank Marshall et “Tesla” de Michael Almereyda) et Marchant Davis forment un duo inoubliable de complémentarité.
Je me souviendrai longtemps de ces échanges vertigineux dans une chambre nue et jaunie. Purgatoire à peine voilé entre le paradis d’une vie tranquille passée et le futur enfer derrière des barreaux potentiels.
Portrait d’une Amérique armée jusqu’aux dents, hypocrite et paranoïaque, “Reality” trump la mort par tous les pores.
Film éminemment politique, d’une intelligence folle et absolument nécessaire, “Reality” envoute autant qu’il questionne. A n’en pas douter, ce brûlot est l’un des films majeurs de 2023, que je classe instantanément en deuxième position dans mon Top Five personnel.
Chef-d’œuvre de manipulation ?
Oui.
J’ose le dire.
A vous de jouer.
 
John Book.