Radiohead Live 1995. Des fleurs pour Abingdon.

Printemps 1995. Radiohead vient de publier “The Bends”, son fabuleux deuxième album, dans une indifférence polie. En dépit d’encarts promotionnels dans la presse et à mon grand désespoir, le Monde n’a de yeux que pour Oasis. Tu sais, cette boisson sucrée aux parfums édulcorés. Désolé, je lui préfère une source d’inspiration patronymique issue des Talking Heads. Moins poseuse. Plus audacieuse. Tête chercheuse. C’est dit. Là où les frères Liam et Noël (et c’est loin d’être un cadeau) copient l’intégral de The Beatles sans l’once d’une gêne, Radiohead se démarque par des compositions incandescentes ET originales. Depuis la publication de leur premier opus, je suis gaga de ce “groupe-radio” et de leur romantisme sur fond de déflagrations sonores. Leurs mélodies me transpercent littéralement. Peut-être qu’une récente déception sentimentale et ma timide reconstruction jouent-elles en leur faveur ? Ou peut-être suis-je un incurable sentimental ?
Toujours est-il que le quintet d’ Abingdon soulève en moi d’infinies vagues d’amour et de mélancolie. “Pablo Honey” forçait les portes de la Pop-Rock avec fracas. “The Bends” (et ses admirables vignettes musicales) allait consacrer nos “cinq gars dans le vent” dans cette fucking décennie.Etat des lieux.Dans l’inconscient collectif, Radiohead se résume à un seul titre : “Creep”.Or, lors de la publication de “Pablo Honey” où figure cet hymne en puissance, point de diffusion ou très peu…exception faite de la remarquable programmation de “C’est Lenoir” par l’Oncle Bernard.Il faudra attendre la venue d’un réalisateur d’origine vietnamienne au Festival de Cannes pour que le titre explose.Je m’explique.Pour son deuxième film, Tran Anh Hung (réalisateur primé pour “L’odeur de la Papaye Verte”) a décidé d’embrasser le drame vénéneux au détriment de la chronique sociale.Et pour nimber de violence une séquence finale incendiaire, il décide de mettre en exergue le single susnommé.Coup de génie.Le résultat dépasse toutes les espérances et les cinéphiles du monde entier découvrent, avec stupeur, “Creep” et sa rage à tous les étages.Or, en ce printemps 1995, “Cyclo” n’est pas encore diffusé sur nos écrans et l’utilisation de ce morceau par les médias paresseux n’a pas encore surexposé le groupe britannique.On peut, donc, énoncer sans mal que Radiohead n’est connu que par une poignée d’initié(e)s biberonné(e)s aux Inrockuptibles et à Lenoir sur France Inter.C’est, justement, dans ce mensuel que j’apprends la venue du power-band en plein Paris et en showcase à la Fnac Forum des Halles pour une session acoustique. Je relis attentivement l’encadré. Cette nouvelle me sidère autant qu’elle m’émeut.Quoi ? Cette formation, déjà divine à mes yeux, ferait le déplacement jusqu’à Paris ? Ces artistes surdoués- objets de tous les fantasmes dans l’imaginaire “rock”- ne seraient pas seulement des figures couchées sur du papier glacé ? J’allais pouvoir rencontrer mes idoles dans un environnement familier ? Impossible ? Pas français.Le décompte des jours est lancé. Je redoute une annulation de dernière minute. Non, la date est maintenue et me voici, donc, dans le TGV de retour d’un voyage en Bretagne. Toutes mes pensées sont orientées sut la tracklist d’un album qui ne me quitte plus. Porte Lescot. “Jour J”. Midi. Frémissant comme une groupie et le cœur en bandoulière, j’en suis.Attente fébrile. Je scrute aux alentours, histoire de tuer le temps et je suis rapidement rejoins par une amie, elle aussi abasourdie par la teneur exceptionnelle de ce rendez-vous. A présent, nous voici une petite trentaine (!) regroupée devant l’espace-rencontres dans un climat aussi surnaturel que surréaliste.Jonny et Colin Greenwood, Ed O’Brien, Phil Selway et Thom Yorke déboulent sans chichis, un rictus d’amusement à la commissure des lèvres. Petit “hello” de circonstance et l’espace environnant prend, soudain, des allures de navette spatiale. Elévation.
“The Bends” s’offre à nous.
Major Thom, guitare folk pour seul bouclier, et son gang enchainent les joyaux, dépouillés de tous oripeaux. Ces atours squelettiques démontrent, si nous en doutions encore, que leurs chansons possèdent des mélodies imparables. Insubmersibles. Parées à toute manipulation.C’est beau à en chialer tant Tom (égérie) promène sa voix dans des contrées inexplorées. Le groupe est rodé, appliqué, et leur deuxième album se dévoile sous un jour nouveau. A cet instant précis, je suis convaincu de la postérité de ce dernier ainsi que de celle de ses interprètes.Comme une évidence, nos troubadours d’Oxfordshire sont promis à un avenir radieux au sein de l’Histoire du Rock. Les aborder ainsi est totalement fou. Radiohead est réel, parmi nous et cette rencontre intimiste s’apparente à de la chance. L’avenir me donnera raison, tant les stades (ce concert sous chapiteau à Saint-Denis… orgasmique !) deviendront l’écrin habituel de leur futures prestations scéniques. Qu’importe.A l’instant “T”, je jouis de cette parenthèse. Ecarquille les yeux et me gargarise d'”High and Dry”, “Just” ou “Fake Plastic Trees”. Simplicité apparente des chansons. Incarnation. Sidération. J’ai l’impression que cette poésie me glisse entre l’émoi. N’allez pas si vite !  Peur de ne pas être assez hanté par la beauté.Pause.
Je m’électrise mais suis un tantinet ampoulé.Entre nous, cette peur est irrationnelle et irraisonnée. Le ressenti d’un fan de 24 balais trop émoustillé. Recul et pondération.Effectivement, ce moment jugé fugitif se cristallisera durablement dans ma mémoire et se frottera-pour l’éternité- à d’autres artistes de renom dans mon panthéon mental personnel.
Et Radiohead est grand. Evidemment.Mais, heureusement et au gré des ans, ma “fan attitude” dévorante s’estompera pour laisser place à une passion plus mesurée. Plus adulte ?Fin de set et fin de partie. The Band (from The Bends) au grand complet s’attable pour une séance de dédicace et le public semble est aux Anges.
Joie.Les livrets vont de mains en mains, de stylos en signatures, certaines admiratrices engagent la conversation. Timidité. Regards échangés.
Le leader se tourne vers l’un de ses comparses et lui avoue : “J’ai l’impression d’être dans Twin Peaks”.Honnêtement.Il ne pouvait pas si bien dire.

John Book.