OISEAUX-TEMPÊTE ILLUMINE L’INVISIBLE

On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre l’œuvre musicale et l’œuvre poétique du collectif Oiseaux-Tempête. Le voyage étant formateur et la distance aidant à entrevoir le caractère discursif du raccourci que représente la musique dans le monde, Oiseaux-Tempête s’immerge dans chaque continent qu’il investit pour en restituer la part d’ombre et de lumière. Cette fois, avec « From Somewhere Invisible », le collectif arpente la cryptographie poétique du monde : douleur, révolte, espérance, désarroi et désir sont autant d’expériences vécues que leur musique et leurs mots saisissent et traduisent dans une totale amplitude. C’est d’ailleurs peut-être là que se sublime leur grande créativité.
Décryptage de leur nouvel opus avec les deux membres fondateurs Frédéric D. Oberland & Stéphane Pigneul  !

En véritable globe-trotters, vous êtes coutumiers des grands voyages dans vos créations. Pour la composition de “From Somewhere Invisible”, comment cela s’est-il déroulé ?

Stéphane : Je ne sais pas si nous sommes de vrais globe-trotters, mais on aurait adoré voyager encore plus avec le groupe. En tout cas au début.

Aller jouer dans tous les pays de l’Est et faire les Balkans. Faire des tas de concerts. Frédéric est allé en Grèce il y a quelques années maintenant avec son pote photographe Stéphane Charpentier; il est revenu avec une idée très forte et l’envie de monter une bande-son pour un film ou un documentaire sur l’ambiance délétère qui régnait alors là-bas. C’est comme ça que le groupe est né.
Il m’a proposé de le rejoindre et très très vite Oiseaux-Tempête s’est monté. Puis tout s’est enchaîné à une cadence assez dingue. Frédéric est reparti en Turquie, moi j’étais en Sicile. On a fait deux disques comme ça, puis on est partis au Liban. Là on s’est posés un peu plus, et on a réfléchi à comment on pourrait faire. On a rencontré un tas de musiciens vraiment excellents et on a entraperçu Radwan lors d’un concert improvisé dans un tout petit lieu super chouette. Une fois le disque fini, ce dernier nous a envoyé un mail pour nous dire combien il avait été touché. Il nous a proposé de tourner avec Jérusalem In My Heart, ce qu’on a fait l’année suivante. On s’est tellement bien entendu qu’on est devenu des amis. C’est tout naturellement une fois de plus qu’il nous a invité à jouer au Canada pour deux dates, Montréal et Toronto. Juste avant de partir, il nous a dit : ça vous dirait qu’on enregistre un disque ensemble ? Nous n’avons pas réfléchi longtemps, on est partis, on a joué et on a enregistré ce disque. En total impro, les pieds dans le vide.

Frédéric : On suit un fil très libre avec Oiseaux-Tempête, on déroule essentiellement à l’instinct en fonction des hasards et des envies qui s’offrent à nous. Se retrouver au Canada après la flopée de disques faits autour de la Méditerranée, on n’avait pas prévu. Pas plus que d’enregistrer un nouvel album d’ailleurs ! On était plutôt enclins à se poser un peu. C’est cette proposition du maestro Radwan, in-refusable (se faire produire par lui à l’Hotel2Tango, dans l’un des plus beaux studios de la planète), qui a mis le feu aux poudres. Un nouveau territoire de jeu s’offrait à nous, sans avoir rien demander, c’était super excitant.

Vous êtes un collectif à géométrie variable, invitant les personnes que vous aimez, à vous rejoindre. Ce nouvel album est une nouvelle fois le fruit d’une collaboration. Quelles sont les personnes avec qui vous avez collaboré cette fois?

Stéphane : Avec nos compagnons de route G.W.Sok, Mondkopf et Jean-Michel Pirès. Radwan a demandé à Jessica (A Silver Mt Zion) si elle voulait passer au studio. Elle nous avait rejoints sur scène à la Sala Rossa quelques jours plus tôt. Elle semblait super à l’aise avec notre musique et elle est restée les deux jours de “record”.

Frédéric : Il y avait un petit côté “défi” dans cet enregistrement à venir, réunir une bonne équipe d’amis pour essayer d’improviser un disque en deux jours, pile en rentrant de tournée… On avait très envie de rejouer avec Jean-Michel (Bruit Noir), avec qui on avait enregistré quelques bouts de Unworks & Rarities (2016). Son jeu de batterie, à la fois solide et épuré, nous offrait des possibilités inédites au regard du nombre de musiciens qu’on serait sur la session, et une certaine place au côté “orchestre” du groupe avec les synthés de Paul (Mondkopf) ou les cordes électriques de Jessica. On savait que Radwan serait aux manettes de l’enregistrement mais aussi au synthé modulaire et au buzuk, et que notre vocaliste régulier, G.W.Sok, serait pour une fois directement en studio pendant les prises musiques pour pouvoir rebondir hyper vite si envie. On avait de bons ingrédients, à voir comment on allait cuisiner tout ça ensemble le moment venu.

Comment se répartit le rôle de chacun ?

Stéphane :  Si tu parles de la vie de groupe, c’est compliqué. On tâche de faire le maximum chacun de notre côté avec Frédéric. Ça nous prend presque tout notre temps : on vit, on dort, on mange Oiseaux-Tempête. Tout est fait en DIY. Nous avons la chance d’avoir quelques personnes qui nous soutiennent, notre label Sub Rosa, notre tourneur AFX, notre super ingé son Romain et nos bons copains vidéastes d’As Human Pattern aka Grégoire Couvert et Grégoire Orio. Mais à part ça, on est tout seuls. Bien sûr, on voudrait pouvoir faire plus, mais c’est assez exténuant et un peu désopilant quand on voit l’état de l’industrie du disque. C’est presque un sacerdoce qui laisse peu de place au repos, à ce qu’il nous reste de famille, à nos copines. Je me dis souvent qu’on doit être totalement dingues pour faire ce qu’on fait. On vit plutôt très mal de la musique depuis 10 ans.
Pour le reste, musicalement, on a eu la chance de se trouver un jour avec Frédéric, nous n’avons pas besoin de parler pour « composer ». Et c’est aussi le cas avec tous les musiciens qui nous accompagnent. Ça n’a pas de prix, c’est ça notre carburant.

Frédéric : Nous avons beaucoup de chance effectivement d’avoir peu besoin de parler “musique” entre nous. Une partie du ciment du collectif vient sans doute de là. On baigne dedans, on crée une bulle, et les amis se joignent de temps à autre, avec délicatesse ou les pieds dans le plat ; avec Stéphane, on fait de la place tout en cadrant, souvent inconsciemment. Pour ce disque, on a surtout discuté techniques d’enregistrement et production avec Radwan, en suivant ses conseils et en recherchant un certain confort d’écoute entre nous avant de sauter dans le vide. Ça nous a permis d’avoir une grande concentration pendant les sessions mais aussi, curieusement, beaucoup de relâchement. La clef, c’est la confiance en l’autre. Pour le reste, c’est effectivement beaucoup d’huile de coude, de sueur plus que de paillettes… Faut s’accrocher parfois, surtout dans les contre-courants.

Vous avez utilisé les poèmes de Mahmoud Darwich (), Ghayath Almadhoun et Yu Jian. Pourquoi ces poètes en particulier et les avez-vous déjà rencontrés ?

Stéphane :  Ce sont des poèmes que Jos (G.W.Sok) a choisis. Certains d’entre eux nous accompagnent depuis nos recherches avant de partir pour le Liban. Mais malheureusement, il serait difficile de les rencontrer. Certains sont très loin de nous, d’autres à quelques pieds sous terre.

Frédéric : Comme Jos était avec nous en studio sur cette session, il a pu pour la première fois choisir directement les poèmes qu’il aurait envie de scander, presque en temps réel. Il s’est inspiré de ce qu’il entendait en improvisation instrumentale, parfois même d’un élément lointain de celle-ci, puis piochait dans quelques recueils de texte qu’il avait amenés avec lui. Les trois textes ont été enregistrés à chaque fois en une seule prise, et sur deux des morceaux (“He Is Afraid And So Am I” et “The Naming Of A Crow“) dans la foulée des prises musicales. C’était ultra impressionnant pour nous, comme une évidence immédiate et ultra poétique, avec une grande cohérence sur les thèmes esquissés qui faisaient tellement sens avec l’actualité : l’étrange/étranger, l’altérité, la société et sa violence… Tout s’est fait avec une urgente intuition qu’on a essayé de conserver aux différents moments du disque dans les mois qui ont suivi : montage des morceaux, mixage, artwork, etc.

On peut dire sans trop se tromper que vos projets sont toujours une immersion dans une atmosphère particulière. Quels sont les aspects qui vous ont inspirés au moment de composer ?

Stéphane :  Comme je te disais, nous n’avons pas eu le temps de préparer ce voyage, ce disque. Il est né d’une invitation, d’un désir de jouer ensemble avec Radwan et tous les autres. Quand tu as deux jours dans un lieu pareil ( le fameux Hotel2Tango), tu cherches à te mettre bien, à profiter du lieu, des copains. Tu pars chercher un ampli fou ou un vieil instrument qui t’appelle quelque part dans le studio. Je dirais que l’inspiration vient de cela, du lieu, des copains bienveillants qui sont près de toi, du son et de toutes les expériences que tu as déjà vécues. Quand on improvise, il ne faut pas chercher midi à 14h, il faut être bon là, maintenant, il n’y a quasiment jamais de deuxième chance. C’est très instinctif . Si tu penses, c’est trop tard, c’est passé, envolé. Tu cherches à te dépasser, à te laisser porter par la musique. Avec Frédéric, c’est notre truc toujours, on cherche une forme de transe, à jouer au-dessus de nos moyens. On se crée une bulle de son, on tisse des fils invisibles avec les autres et on cherche toujours à bien veiller sur l’autre. Le rapport émotionnel a toujours été très important pour nous. Je dirais même que c’est la base de notre musique.

Frédéric : Contrairement à nos précédents albums, il n’y avait pas de bagage géographique défini pour ce disque. On ne voulait pas spécialement faire un disque “canadien” ou “nord-américain” comme on avait pu faire un disque comme AL-‘AN! par exemple qui parlait directement de Beyrouth et du Moyen-Orient. On n’avait pas pris de quoi enregistrer de field-recordings sur place, on savait d’emblée qu’on partait dans un esprit différent des précédents. Que ce quelque part d’où l’on parlerait serait invisible, qu’il serait peut-être partout ou nulle part si rien ne sortait de ça…. On n’est pas le genre de groupe à s’échanger des disques avant d’aller en studio, à imaginer qu’on va sonner comme ci ou comme ça ; on écoute de la musique et on s’en passe quasi tous les jours en fait. Du coup, quand on est ensemble, on joue et c’est effectivement ça qui est très inspirant !

La poésie et la musique sont des expressions souvent, pour ne pas dire toujours, mises en corrélation. Pour vous, existe-t-il un sens discursif de la musique plus important que celui des mots ?

Stéphane : C’est l’émotion et les rapports humains qui comptent le plus pour nous. Ceci dit, j’ai lu beaucoup de poésie quand j’étais ado et jeune adulte, Lautréamont, Poe, Artaud, Luca, Daumal… Le monde actuel manque cruellement de mots « illuminés » . Je vois des poches de résistances qui se forment. Certains amis artistes continuent de creuser le sillon, de s’efforcer à écrire contre la réduction de temps de cerveau disponible de Facebook et YouTube. C’est un peu ma vision de David contre Goliath. J’attends secrètement la panne électrique de Barjavel !

Frédéric : Je crois que ce sont des arts possiblement complémentaires. Le propre de la musique instrumentale, c’est souvent d’opérer un certain flou dans l’imaginaire de l’auditeur, que différentes images mentales puissent co-exister en fonction des gens, des moments, de leurs souvenirs. Après, certains titres aiguillent, et les mots quand on les utilise, évidemment, charrient du sens, d’autres images raccords ou en contrepoint. Dans ses choix de poèmes, Jos n’a pas spécialement cherché à coller à 100% avec la musique, on n’est pas dans l’illustration, dans la singerie. Par exemple, sur le morceau “We, Who Are Strewn About In Fragments”, on a même plutôt recherché ensemble un certain décalage entre le texte (ultra poignant et sombre, sur des bombardements successifs et leurs victimes qui s’excuseraient auprès de leurs bourreaux) avec une musique qui démarre de manière plutôt enjouée et entraînante. C’est intéressant quand il y a des heureux hasards, mais aussi du décalage et de l’imprévu. A titre personnel, la poésie, comme celle par exemple de l’ami Christophe Manon, est une source de réconfort et de joie, surtout quand elle remue, quand elle tressaille, percute.

L’artwork est l’œuvre de l’artiste Damien Daufresne: il me semble qu’on y distingue un couple qui s’embrasse. Pourquoi avoir choisi cette photo ?

Stéphane : C’est un ami de Frédéric.

Frédéric : Ça nous a pris quelques mois pour trouver l’artwork et le bon agencement de photographies pour ce disque. La combinaison à l’extérieur des photos noir & blanc de Damien Daufresne et de celles à l’intérieur en couleurs Gaël Bonnefon est apparue à un moment comme une des clefs qui nous permettraient de relier les éléments disparates du disque et de pouvoir confronter les ellipses de la musique et des textes avec celles contenues dans les photographies elles-mêmes. Une dualité classique / contemporain, iconique / quotidienne, dans un jaillissement certain et compact. Avec comme point de départ, ce couple qui s’enlace dans l’invisible ou ce cheval blanc aux reflets chimériques et technicolor au centre du disque.  (voir en bas de page)

La tournée commence bientôt. Pour la scénographie de vos concerts, qu’avez-vous envisagé cette fois?

Stéphane : Grégoire Orio sera avec nous pour la préparation des concerts, il nous dira ce qu’il « voit » à ce moment-là. Nous lui faisons confiance….

Frédéric : On a prévu également à la rentrée 2020, le 06 février, de faire un ciné-concert avec Grégoire Orio et Grégoire Couvert (aka le duo As Human Pattern) à l’initiative du festival international de court-métrage de Clermont-Ferrand. Ils nous ont fait de superbes clips pour la sortie de ce disque et on est très excités de prolonger ça avec eux plus tard en live. Pour l’instant, la mission c’est surtout de ré-apprendre à jouer nos morceaux pour le live qui arrive à l’automne ; comme c’est de l’impro, on repart de rien ! Ce sera l’objet de la résidence qu’on va faire juste avant la tournée à Biarritz, à l’Atabal.

Parmi tous les souvenirs depuis vos débuts, entre vos voyages, vos créations, vos rencontres et vos participations, quels sont les plus marquants, ceux que vous retiendriez?

Stéphane : J’aime beaucoup quand tard par hasard, nous avons la possibilité de voir un film sur grand écran ensemble. Le cinéma compte énormément pour nous. Je me souviens de la première fois où j’ai vu cette scène : un homme nu et blessé, claudiquant à travers un cimetière….

Frédéric : Référence directe à un autre projet qui nous occupera à la rentrée, la sortie du film tunisien Sortilège (TLAMESS) du réalisateur habité AlaEddine Slim qui nous a fait l’honneur de nous demander de composer une bande originale pour son second long métrage. On s’y est collés avec Stéphane, Mondkopf et Jean-Michel ; c’était hyper enrichissant de travailler devant les images avant montage, et avoir carte blanche sensible… Quelle magnifique rencontre avec Ala et son équipe. Il nous avait connus via AL-‘AN! et le clip Bab Sharqi réalisé par les As Human Pattern justement… Sortilège (TLAMESS) a eu sa première à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en mai dernier; le film sort en février prochain via Potemkine, et la bande originale devrait être disponible dans ces eaux-là. Nous sommes dans les finitions, justement !

Qu’est-ce que L4L peut vous souhaiter pour la suite ?

Stéphane :  De ne pas mourir sur la route de la prochaine tournée !

Frédéric : De prendre un maximum de plaisir ensemble dans l’instant et quelques nouvelles vagues à explorer.

Stef’Arzak

Oiseaux-Tempête, “From Somewhere Invisible” à paraître le 18 octobre sur Sub Rosa. 

Oiseaux-Tempête en tournée :    
 • 29.10.2019 | Temps Machine, TOURS (FR) (+ Jessica Moss)
• 30.10.2019 | La Maroquinerie – Release Party, PARIS (FR) (+ Jessica Moss)
• 31.10.2019 | Le Grand Mix, LILLE / TOURCOING (FR) (+ Jessica Moss)
• 01.11.2019 | Soy Festival, NANTES (FR)
• 02.11.2019 | Le Brise Glace, ANNECY (FR) (+ Jessica Moss)
• 03.11.2019 | Caves du Manoir, MARTIGNY (CH) (+ Jessica Moss)
• 06.11.2019 | Magasin 4, BRUSSELS (BE) (+ Jessica Moss)
• 07.11.2019 | L’Entrepôt, ARLON (BE) (+ Jessica Moss)
• 08.11.2019 | Le Guess Who? Festival, UTRECHT (NL)
• 22.11.2019 | Transmissions Festival, RAVENNA (IT)
• 28.11.2019 | Jack Jack, BRON (FR)
• 12.12.2019 | Les Trinitaires, METZ (FR) (+ The Psychotic Monks)
• 06.02.2020 | @Festival du Court Métrage de Clermont-Ferrand

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