“Ohio Players” des Black Keys. The Blues Brothers.

Du bout des doigts, tu entrouvres deux lamelles des persiennes et laisses apparaitre un rayon de soleil au sein de ta chambre. Sur le lit, une couverture renversée et des draps froissés laissent deviner un corps au repos. Il est tôt. Trop tôt pour la réveiller. Tu clignes des paupières face à la lumière qui inonde ton visage. Un café. Le temps d’enfiler un pantalon. Un baiser déposé délicatement sur son front, tu t’apprêtes à quitter l’appartement. Comment lui dire “Je t’aime” ? Comment lui avouer ? Un mot de trop ? Allumer la mini-chaîne, son en sourdine. Donner le ton, l’ambiance d’une journée en devenir avant ton départ. Choisir un classique. Oui. Le dernier album des Black Keys.
 
Respire. Maitrise ton souffle, ton rythme et tes foulées. Respire. Passe devant la zone pavillonnaire. Contourne la boulangerie. Attaque la pente. Ne pas s’arrêter ni piétiner. Dompte le bitume. Droite. Gauche. Priorité piétons. Evite les cons. Respire. Le cœur en bandoulière, ta petite batterie intime qui percute tous tes sens. S’élever vers le centre. Flash. Nuit précédente sans précédent. Un mot posé sur la table avant son départ. Porte qui claque avec tact. Bruit de pas qui déboulent dans l’escalier. Avalanche. Absence. Son odeur dans les draps, forte de vos étreintes. “Ohio Players” qui suinte de la mini-chaîne, comme une invitation au réveil. Respire. Tu n’as pas vu le véhicule bifurquer vers toi. Tu n’as entendu que tardivement le crissement des pneus. Sa bouche. Ses caresses. Ses attentions. Oui. Et le dernier album des Black Keys.
 
“Et cela fait combien de temps que vous faites du covoiturage ?”
“En tant que conducteur, trois, quatre ans. Et toi, tu utilises ce mode de transports tous les matins pour rejoindre l’université de Rennes, c’est ça ?”
Elle n’a que 20 ans et déjà cette conviction dans le regard. Une doudoune jaune, un pantalon informe, des Converse antédiluviennes et une coiffure désordonnée pour simple apparat. En dépit de son look, la Miss dégage une assurance peu commune.
” Regarde dans la boite à gants, j’ai quelques CD. Je sais, ce sont les dinosaures qui achètent encore cela, mais tu peux piocher. J’ai du Creedence, du Nirvana, du Fugazi…Tu connais Fugazi?”
“Non. C’est en mode vénèr’ ?”
“Bien énervé, déstructuré et avec de la rage dedans. J’ai aussi du blues-rock, du blues, tiens, ça, c’est ” Never get out of these blues alive” de John Lee Hooker. Un chef-d’œuvre. J’ai du Tony Joe White…”
“Et en plus récent ?”
” Je viens d’acheter ceci. “Ohio Players”, le douzième LP des Black Keys. Tu as de tout, du blues, de la soul, du rock et du rap en un seul album…Ils se réinventent toujours tout en offrant des classiques instantanés. Cela sonne vintage et contemporain. C’est vraiment remarquable, cela pourrait te plaire…”
Le CD est aspiré sans ménagement et les premières mesures de “This is Nowhere” s’envolent. Sourire. Puis l’effarement.
Les mains s’agrippent in extremis au volant. Coup violent donné à droite pour éviter la joggeuse qui fait son entrée dans le champ de vision.  Crissement de pneus. Un flot de pensées traversent le conducteur et son accompagnatrice. Ils ont prévu du beau temps. Ce vendredi matin s’annonçait couvert mais rayonnant dans l’après-midi. Comme la promesse de jours meilleurs. D’une douceur de vivre retrouvée.
Saudade. Oui. Et le dernier album des Black Keys.
 
Soleil de plomb et prendre la vie comme elle est. Sable doré. Instant loué, adoré.  A quelques mètres de la ligne d’horizon, l’immensité de la mer. John C. triture son portable en quête de la bande-son parfaite. Aujourd’hui, les devoirs attendront ainsi que les partiels de fin d’année . Kinks,  Beach Boys, Pretenders, Kae Tempest, Dua Lipa, Beyoncé, De La Soul, la playlist défile. Immortaliser ce moment. Lui, petit point perdu dans une Mappemonde en zoom arrière. Anecdotique et singulier. Humain comme tant d’autres, il s’échine. Noel Gallagher, Beck, Booker T. Jones, Dan the Automator, Dan Auerbach & Patrick Carney. “Ohio Players”. Il y est. Passer le film au ralenti. Corps parallèles et alanguis. Sa bonne étoile darde méchamment ses rayons. Jogn C. mate en douce ses congénères. Ici, une sirène, là un matelot. Pan. America. Seul et multiple. Enveloppé d’un casque, John se détend. Le son ouaté infuse ses premières mesures groovy et marque indiciblement ce moment. Photographie. Orgie d’émotions. Absolument vivant. Oui. Il sourit. Le dernier album des Black Keys.
 
John Book.