[Live Report] Ça sonne à la porte. Grossœuvre (Eure) les 7 et 8 juin 2025

« Avoir pleins de sous et prendre un catalogue pour choisir les groupes, ce n’est pas mon truc » Jérémi Tomczyk

A quelques encablures d’Évreux, à proximité de la RN 154, une portion pour l’instant gratuite d’une nouvelle autoroute en construction pour relier la Belgique à l’Espagne, tout un village s’active une fois l’an pour offrir un grand-vous festif et gratuit pour tous. Singularité : la manifestation, gratuite et portée essentiellement par des fonds publics, s’est affirmée au fil des années comme un grand succès populaire.

Lorsque l’on quitte la RN 154, le premier rond-point indique la direction du festival. Direction Grossœuvre donc, petit village normand d’environ 1500 habitants avec son café, son école, son stade et donc son festival. À l’image des Vieilles Charrues au centre de la Bretagne, la manifestation a su réellement fédérer les bonnes volontés de tous pour offrir un rendez-vous hors norme totalement inclusif. Au fil des années, tout a été fait pour permettre à chacun de s’y retrouver. Tâchons d’abord de trouver le parking que l’on nous a conseillé. Pas de bol, il fallait aller à gauche, nous sommes allés tout droit. Pas question de faire demi-tour. Partout des agents de sécurité, des barrières, des gendarmes, des agents de sécurité, mais aussi des blocs de béton et des sens interdits temporaires, le tout posé là essentiellement pour préserver la tranquillité des villageois certes, mais aussi pour sécuriser les lieux et éviter, en cette période trouble, tout débordement ou accident lié ; la liste est longue, au terrorisme, à l’alcool, aux drogues, à une incivilité désormais généralisée… Bref, là n’est pas l’essentiel, et 2 kilomètres de marche à pied plus tard, la voiture (pas le 4×4 !) Garée dans un champ transformé en parking, on respire fort la campagne normande et la bonne odeur de bouse de vache.

Festival pluvieux et heureux

Ce samedi 5 juin, les orages menacent, un crachin normand humidifie d’une manière récurrente le site avec vue sur l’église bien implantée au centre du village. Nous sommes en milieu d’après-midi, les groupes ont déjà commencé leur rotation, et le public, jovial sans être relou, semble visiblement heureux d’être là.

A l’image des plus grands festivals, la programmation est très éclectique. Punk, rock, mais aussi chanson française, rap, variété, jazz, il y en a pour les goûts. Des artistes normands souvent, mais aussi des musiciens venus d’ailleurs. Tous ont au moins un point commun : ils proposent en live des prestations de qualité, portées davantage par de véritables instruments que par des clés USB. 

Ce samedi, on attendait beaucoup de We Hate You Please Die. Le groupe rouennais est devenu trio depuis le départ, volontaire ou pas, on n’a toujours pas bien compris, de Raphaël, son chanteur emblématique. Les trois autres membres ont repris le flambeau en trio avec brio et multiplient les dates, notamment à l’étranger. A la basse, Chloé Barabé a, au moins pour aujourd’hui, enlevé l’autocollant More women on stage de son instrument et tient désormais le lead et le chant. Derrière, Mathilde Rivet est rayonnante à la batterie et Joseph Levasseur impeccable à la guitare. Si la musique a quand même évolué vers un son moins punk, plus pop façon Sonic Youth ou Breeders, la fan base à crête est toujours là pour soutenir le groupe et déclencher les premiers pogos de la journée. On attendait de voir en fin de set comment le groupe allait reprendre leur morceau éponyme, on est visiblement passé à côté ou il y a été tout simplement effacé. Dommage, car c’était quand même le vrai grand morceau bravoure du combo !

High Fade défonce tout avant la ferveur Totorro

Pas grave, d’autres groupes se chargeront de bien mettre le feu car le gros choc de la journée viendra juste après. High Fade est venu d’Écosse distiller sa bonne parole avec efficacité. Ça bouge, ça groove, ça saute dans tous les sens. Loin d’avoir les visages blasés des artistes fatigués, le trio respire le plaisir de jouer. Sourire jusqu’aux oreilles, le chanteur guitariste Harry Valentino -chant, guitare-, le bassiste Oliver Sentance  et le batteur chanteur Calvin Davidson livrent un show total et sans temps mort. Impressionnant alors que dans la fosse, c’est le délire total parmi les spectateurs. Le pogo est là encore au rendez-vous.

Pas de temps morts, ou très peu, et retour sur la grande scène. Le festival a chopé une putain d’exclue, la première date de la tournée du rappeur Gringe. Un sacré challenge pour le festival comme pour l’organisation. Manque de pas de bol, le show est plombé par les galères techniques. Le festival a essuyé les plâtres mais le public est compréhensif et Gringe réussit sans problème à capter l’attention avec son rap déjà d’une autre époque.

On poursuit avec les impressionnants Totorro. Sans chanteur, le quatuor originaire de Rennes livre à leur tour un set d’une rare ferveur.

On en a toute la soirée pris assez plein les yeux et les oreilles. On en oublie presque qu’il a en fait plu d’une manière quasi interrompue toute la soirée et finalement, on retrouve sa voiture, ce n’était pas gagné, sans soucis. Les champs ne sont même pas inondés et après avoir bêtement suivi les indications de Waze et bien tourné en rond autour du site, on finit par retrouver la fameuse autoroute en devenir. Fermeture de la bulle spatiale-temporelle, on reviendra demain, on n’en avait pas vraiment envie à la base au regard d’une programmation vraiment tournée vers les familles avec la présence d’un choral de 200 enfants mais bon, l’ambiance était à l’intérieur du tellement safe et relaxante….

La foule des grands jours le dimanche

Retour donc le dimanche et rebelote. La signalisation approximative nous fait refaire le tour du village avant de pouvoir garer la voiture dans un champ. On le reconnaît, c’est le même qu’hier et il n’a pas trop souffert. Le sol était trop sec pour se transformer en une vaste étendue boueuse. Il y a toujours cette bonne odeur de bouse dans l’air et cette fois le soleil rayonne. A l’intérieur du site, il y a énormément de monde pour écouter tranquillement de la musique ou profiter des nombreux stands très éclectiques mais souvent tournés vers la prévention, la bouffe ou la communication. Le Département est d’ailleurs en rupture de stock de ses affreux chapeaux rose mais continue de réaliser des fausses une de son média de propagande, le Deux Sept.

Plus sérieusement, Amnesty International a fait signer des pétitions à la chaîne,  il y en a une dizaine de différentes, preuve indubitable que le monde va vraiment très mal…

Un burger et des frites plus tard, Naïve New Beaters, la grosse (la seule si l’on omet la chorale et ses 200 cents apprentis chanteurs, chanteuses sur scènes) tête d’affiche du jour, focalise l’attention. À peine leur show terminé, les intermittents et les bénévoles sont à la tâche pour démonter la scène. Sur l’autre côté du site, Hippocampe Fou fait résonner les derniers sons de cette 18e édition.

Avec un total de 25 000 entrées comptabilisées malgré un temps pluvieux et approximatif le samedi, le festival a encore une fois réussi son pari.

 « Le bilan est très positif, se réjouit Jérémi Tomczyk, l’organisateur en chef à l’issue de la manifestation. Mais je me fiche un peu du chiffre, ce qui compte, c’est qu’il y avait du monde tout le temps sur tous les concerts. Et il n’y a pas la queue pour aller chercher à boire ou aller aux toilettes. Pour moi, c’est tout gagné.»

Pourtant, une certaine déception aurait pu se lire dans les yeux de Jérémi. La fréquentation a atteint 32 000 happy festivaliers l’an dernier. « Si on avait eu samedi le temps de dimanche, nous aurions éclaté les 32 000 participants mais notre but est juste que tout le monde soit content et j’ai l’impression que tout le monde était content. »

Totorro, le coup de cœur de Jérémi

La réussite de la manifestation tient aussi et surtout à la qualité de son directeur, également programmateur du festival. « Je travaille toute l’année à la programmation et je travaille déjà sur celle de l’année prochaine. Je vais voir beaucoup de concerts et j’essaie de rester sur ma ligne directrice : construire une programmation suffisamment éclectique pour que tout le monde puisse s’y retrouver au moins une fois dans la journée et après aller découvrir les autres artistes. Le résultat doit être un mix savant entre des groupes locaux, normands et des groupes internationaux, voir internationaux comme cette année avec Hight Fade, un groupe venu d’Edimbourg. Je les avais vus à La Traverse, c’était déjà comme ça. Ces mecs viennent de la rue et c’est en train d’exploser. Ils vont jouer à Solidays. On les a eus pile au bon moment, celui où le groupe explose, car je n’ai pas les budgets pour me permettre d’aller chercher des artistes déjà ultra connus. De toutes façons, cela ne m’intéresserait pas des masses. Avoir plein de sous et prendre un catalogue pour choisir les groupes, ce n’est pas mon truc. Le but est d’aller chercher des artistes qui ne seront plus accessibles l’année d’après. » 

Quand même, la programmation a chaque année belle allure, avec en tête pour cette édition le rappeur Gringe venu faire la première date de sa tournée, quelques mois après la sortie de son nouvel album ! « C’était chouette même s’ils ont essuyé beaucoup de problèmes techniques liés surtout à la pluie battante. Le groupe son a sauté pendant quatre minutes. Ils ont aussi eu un problème d’ordinateur. C’était un peu dur pour une première date, d’autant que Gringe, c’est un mec super, gentil comme tout. »

Le concert de Gringe n’a pas été le préféré de Jérémi. Malgré sa charge de travail, il a pu voir jouer tous les groupes pour finalement en extraire un, Totorro. « Cela faisait dix ans que je voulais les faire venir, je suis très content de les avoir reçus. Leur show était hyper bien fait, hyper bien mixé, réglé au millimètre. C’était vraiment chouette. »

A la fin reste DNVR

Jérémi a lui-même été impliqué dans de nombreux groupes. A tel point que les festivaliers avaient pris aussi l’habitude de souvent le voir sur scène. « Je n’ai plus qu’un seul groupe, DNVR. Et si j’ai beaucoup joué les premières années du festival, c’est parce que nous n’avions alors tellement pas de sous qu’il fallait trouver des groupes qui voulaient bien jouer gratuitement pour payer les autres. Et on a joué avec DNVR en 2023 car nous avions une actualité, mais honnêtement, ce n’est pas forcément un moment agréable pour moi de devoir retirer ma casquette de directeur pour monter sur scène. J’essaie de ne pas le faire.»

Véritable cheville ouvrière du festival, Jérémi en est également le seul salarié à l’année. Il peut néanmoins compter sur une solide équipe de production (5 ou 6 personnes), de 150 bénévoles et bien sûr de nombreux techniciens et road intermittents du spectacle. En complément, les pouvoirs publics mettent la main à la poche. Ce week-end de la Pentecôte, pas moins de 22 gendarmes étaient mobilisés. Le PSIG, peloton de surveillance et d’intervention de la Gendarmerie, avait également envoyé des troupes… Tout cela pour un bilan relativement modeste. « On veut que les gens se sentent bien et en sécurité. Et malheureusement, sur 20 ou 30 000 personnes, il y en a toujours 5 ou 6 qui essaient de foudre la merde. L’idée, c’est d’avoir une présence rassurante des forces de l’ordre. Et nous avons aussi 45 agents de sécurité propres au festival. A priori cette année, nous n’avons pas eu d’incident majeur, juste quelques personnes alcoolisées ou en possession de produits stupéfiants.»

Les gros sous de la gratuité

Pour finaliser l’encadrement conséquent de la manifestation, Jérémy a également à sa disposition toute la logistique de la communauté d’agglomération dirigée par Guy Lefrand, le maire d’Evreux … fossoyeur de l’historique festival Le Rock dans ses États ! « Toutes les équipes de l’EPN (Évreux Portes Normandes) sont mobilisées sur le festival. Et nous donne un budget de 140 000 euros. Mon travail, c’est d’aller chercher le reste pour un budget total dépassant les 300 000 euros sans valorisation. Vient alors le Département, premier partenaire du festival. Il met 60 000 euros sur la table (Ndr : et fournit des chapeaux). La Sacem, le Crédit Agricole, Groupama, des entreprises locales nous soutiennent également. Le reste, c’est de l’autofinancement via le bar et le merchandising pour arriver à équilibrer le budget. »

Le succès n’ayant pas été, loin s’en faut, et même au contraire, vu la météo, démenti cette année, le festival devrait évidemment être reconduit l’an prochain. « Je travaille déjà dessus, mais cela va arriver très vite. Nous sommes actuellement en pleine réflexion sur la date. » La suite dépendra forcément des prochaines orientations politiques de la ville d’Évreux et de son agglomération.

Texte et photos : Patrick Auffret