JOKER. “I’m a joker, I’m a smoker, I’m a midnight toker, I sure don’t want to hurt no one”.

Se concentrer. Se concentrer sur l’écran. Se focaliser. Sur l’écran et non sur les spectateurs qui bougent à quelques rangs devant toi. Regarder ta ravissante compagne. Regarder l’écran. Bon sang, le film commence! Concentre-toi! Générique. Le logo Warner apparait, “à l’ancienne” (je n’aime pas ce terme lui préférant l’expression “Old School”), celui -là même qui annonçait “l’Exorciste” de William Friedkin  et le ton est donné. Pas de prologue animé avec les personnages emblématiques de l’écurie DC  mais un “inspiré de…” qui laisse présager un film adulte, sombre et poisseux.Le Joker. Ses origines. Et la mécanique désordonnée qui a fait de lui ce psychopathe hystérique mondialement connu. Comment reprendre le flambeau laissé par Christopher Nolan et du regretté Heath Ledger?
Le choix est porté sur le réalisateur de “Retour à la Fac” (Old School, donc) pour adapter cette nouvelle incarnation! Erreur de casting? Copinage? Syndrome du spin-off raté (“Solo” réalisé par l’équipe de “La grande Aventure Lego” puis sauvé des griffes de la comédie délirante par le movie-maker Ron Howard)? Tout ceci n’annonçait rien de bon et pourtant ce choix étonnant s’est avéré gagnant, le “Joker” remportant le Lion d’Or à la Mostra de Venise.


Todd Phillips délaisse, donc, avec brio les comédies potaches pour clamer son amour des 70’s et du Nouvel Hollywood, dont il se sent, à présent, le digne successeur. De Palma (dont le “Blow Out” est évoqué au détour d’un plan) , Scorsese i tutti quanti.  Mais cette filiation est-elle réellement méritée?Blackout dans la salle de 300 personnes et…concentration.
Dès le premier plan, nous sommes plongés, avec surprise, dans un Gotham suitant la maladie et l’Extrême pauvreté. Un homme se maquille devant un miroir dont l’encadrement prend des allures de Chauve-Souris. Le dit et le non-dit. Batman sera, donc,  maintes et maintes fois cité sans montrer le bout de son nez. Mais la pertinence de ce premier plan est ailleurs: en se grimant,  Joaquin Phoenix rend tout simplement hommage à la profession et au métier de comédien. Bruce Wayne possède son masque terrifiant? Qu’à cela ne tienne, Arthur Fleck puisera dans ses démons intérieurs afin de mettre à jour un pantallone grimaçant- monstre de foire qui ne trouve sens à son existence que dans le rire nerveux qu’il provoque.
“Joker” empruntera, donc, aussi bien au polar brutal  et urbain (“Taxi Driver” de Big Martin, “Un justicier dans la ville” de Michael Winner  ou “Les Guerriers de La Nuit” de Walter Hill) qu’à la Commedia Dell’ Arte,  fable immorale, théâtrale et risible sur fond de déliquescence sociale.Et là, mon attention se fait plus précise et mes phalanges se referment sur les accoudoirs.
Et pour la forme?
La superbe photographie du film, digne d’un épisode de “Baretta”, nous replonge avec moiteur dans les tréfonds d’un Harlem fantasmé et transfiguré et la réalisation de Todd Phillips, élégante et discrète, s’offre toute entière à cette “success story” inversée.Alors pourquoi tant d’articles rageurs sur la toile enflammée? D’interprétations délirantes ou de dérapages incontrôlés sur la surface lisse de l’intelligence?Film homophobe, pro-Trump, anti-Trump, Trump la Mort, anarchiste, complotiste, conservateur, misogyne, racoleur,…toute cette violence dans ces propos énoncés et ses positions malhabiles me ramènent en 1995.Avant-première de “l’Appât” de Tavernier, en sa présence et celle de Claude-Jean Philippe au cinéma “L’Arlequin” à Paris. Salle comble. Je sors d’une cuite mémorable mais traverse courageusement la rive droite pour voir l’incarnation cinématographique d’un fait divers nauséeux. Rencontre avec le public. Débat. Et ces deux grands Messieurs de déblatérer sur l’inconscience et la bêtise d’Oliver Stone et de son apologie de la Violence signée “Tueur Nés”. Putain, je t’aime Tatav’, mais tu m’as fait mal au cœur-pour être poli.T’imagines mon état, un lendemain de  beuverie? Résultat: Décuplée la gueule de bois (The Hangover, ouais, ouais…).
En leur temps, “Natural Born Killer” ou “Orange Mécanique”, réalisés par deux génies de l’image, défrayèrent la chronique et firent tousser dans les salons.
Quand elle est défendue par un point de vue ou nécessaire à l’élaboration d’une critique ou d’un cheminement de pensée, la violence à l’écran est défendable. Comme est défendable une scène de sexe entre deux protagonistes quand celle-ci fait progresser le story-telling. Et si elle est gratuite?  Alors, c’est un mauvais film. Ou une Série B. Point.Faire un procès d’intention à ces deux chefs-d’œuvre pré-cités qui questionnent notre société, c’est se poser en garant moral de sa propre subjectivité, son propre ressenti. Ignorer l’objet filmique pour ce qu’il véhicule.Bref, s’attarder sur sa forme et non son (mauvais?) fond.Alors, oui, j’ai ressenti du plaisir dans la revanche que prend le Joker sur la Vie.Et oui, j’ai éprouvé une légère angoisse dans son discours vertigineux sur le Bien et le Mal. Acteur, spectateur et voyeur.
Pour toutes ces raisons, je défendrai corps et âme ce long-métrage intelligent, effrayant et qui prend aux (very bad) tripes. Même si il flirte avec une brutalité parfois complaisante… mais jamais hors-sujet.

Enfin, si il est encore utile de le rappeler, le casting est épatant (De Niro, fatalement, embringué dans cette “Valse des Pantins”) et la performance hallucinante de Joaquin Phoenix inoubliable.
Psychotique, fragile et insaisissable, ce dernier ne plagie jamais ses prédécesseurs et trouve en l’ennemi juré de Batman l’un des grands rôles de sa carrière.A noter que le chiffre 7 apparait sporadiquement au gré des pérégrinations de notre trublion en quête de reconnaissance. Un symbole magique qui a l’air de porter chance à notre Crazy Clown , le box-office du “Joker” explosant tout sur son passage.Quelle claque!

Et dans un fou rire, chantonner ce refrain:
Joaquin! T’es Joker! T’es Bat! T’es In!
John Book.