Jeffrey Lewis – « THE EVEN MORE FREEWHEELIN »

Personnage passionnant, Jeffrey Lewis revient avec « The EVEN MORE Freewheelin’ Jeffrey Lewis », un titre d’album qui sonne forcément comme un clin d’œil à Bob Dylan mais finalement bien plus intimement lié à son propre passé musical. Sorti le 21 mars, cet opus prolonge l’héritage anti-folk de l’artiste new-yorkais avec une approche définitivement anticonformiste.
Attention, le plaisir ici est d’une ivresse infinie…

 

Un esprit toujours aussi libre

Depuis ses débuts dans les années 2000, Jeffrey Lewis s’est imposé comme un conteur hors pair, mêlant garage rock, folk DIY et spoken word avec une spontanéité qui défie les conventions. « The EVEN MORE Freewheelin’ » se présente comme une suite naturelle de son style, avec une production volontairement brute, fidèle à l’esprit lo-fi qu’il affectionne tant.

Le premier single, « Sometimes Life Hits You », donne le ton : une chanson portée par une guitare fuzzy, des paroles sincères et un refrain accrocheur, qui évoque la manière dont la vie nous surprend et nous secoue. Avec son humour désarmant et sa lucidité tranchante, Lewis transforme les aléas du quotidien en mini-épopées sonores.

Un artiste complet

Si Jeffrey Lewis est un musicien hors pair, il est aussi un dessinateur de bandes dessinées reconnu, et ces deux formes d’expression se nourrissent mutuellement. Dans ses albums comme dans ses comics, il raconte des histoires du quotidien avec un regard à la fois lucide et décalé, oscillant entre humour, mélancolie et réflexion sociale. Ses performances en concert intègrent souvent des « films illustrés », où il projette ses dessins pendant qu’il chante, transformant ses chansons en véritables récits visuels. Cette dualité artistique rappelle le travail d’un Robert Crumb, où chaque trait, chaque mot, semble capturer l’essence brute de la vie. Que ce soit par la musique ou l’illustration, Lewis documente le monde qui l’entoure avec une sincérité rare, faisant de lui un créateur atypique et incontournable de la scène indie.

L’origine de la photo de la pochette

La pochette de l’album « The EVEN MORE Freewheelin’ Jeffrey Lewis » est une réinterprétation audacieuse et humoristique de la célèbre couverture de l’album « The Freewheelin’ Bob Dylan » sorti en 1963. Sur la pochette originale, Bob Dylan est photographié aux côtés de sa compagne de l’époque, Suze Rotolo, marchant dans une rue enneigée du quartier de Greenwich Village à New York. Cette image iconique, capturée par le photographe Don Hunstein, symbolise l’esprit libre et romantique des années 1960. Soixante ans plus tard, Jeffrey Lewis rend hommage à cette photographie emblématique en la recréant avec sa compagne Chrissy Howland. Cependant, dans cette nouvelle version, le couple pose entièrement nu, ajoutant une touche d’irrévérence et soulignant le titre de l’album, « The EVEN MORE Freewheelin’« . Cette approche reflète l’humour et l’audace caractéristiques de Lewis, tout en établissant un parallèle entre sa propre démarche artistique et celle de Dylan.
La photographie de la pochette a été réalisée par Ilya Popenko, connu pour avoir également réalisé le documentaire « Roll Bus Roll: A Jeffrey Lewis Documentary« . Le choix de reproduire cette scène dans le même quartier de New York, mais avec une mise en scène plus provocante, témoigne de la volonté de Lewis de s’inscrire dans la continuité de l’héritage folk tout en y apportant sa propre touche artistique contemporaine et décalée.

Les influences de Jeffrey Lewis

Jeffrey Lewis s’inscrit dans une tradition musicale où le folk se mêle à la culture punk et à une approche DIY (Do It Yourself) héritée de la scène indépendante new-yorkaise. Grand admirateur de Bob Dylan, dont il reprend ici l’iconographie avec malice, il puise aussi son inspiration chez Woody Guthrie, Jonathan Richman, et les Violent Femmes. Son amour pour la scène punk est manifeste dans son attachement au label Rough Trade, mais aussi dans ses reprises et ses hommages à des groupes comme Crass ou The Fall.

Parallèlement, son goût pour la bande dessinée influence son écriture : à la manière d’un Harvey Pekar ou d’un Robert Crumb, il raconte des scènes du quotidien avec une ironie subtile et une précision quasi documentaire. Son style unique, mélange de récits chantés, de dessins et d’expérimentations sonores, fait de lui un artiste inclassable, oscillant entre troubadour moderne, punk lo-fi, et conteur urbain.

Jeffrey Lewis : un regard sociologique sur le monde

Au-delà de son style musical unique, Jeffrey Lewis s’impose comme un véritable chroniqueur de son époque, capturant avec acuité les réalités sociales, politiques et humaines qui façonnent la société contemporaine. Son approche n’est jamais frontalement militante, mais elle distille une critique subtile du système, entre ironie et constat amer, à la manière d’un Phil Ochs ou d’un Billy Bragg.

À travers ses chansons, Lewis documente les contradictions du capitalisme et les inégalités sociales avec une précision quasi journalistique. Déjà il y a presque 20ans dans la chanson « Williamsburg Will Oldham Horror », il décrivait l’embourgeoisement de Brooklyn et le malaise existentiel d’un artiste évoluant dans une ville où la culture underground est progressivement absorbée par le marketing et la spéculation immobilière. Il met en lumière la précarité des musiciens indépendants, souvent écrasés par les réalités économiques d’un système qui ne valorise que la rentabilité.

Cet intérêt pour les laissés-pour-compte transparaît également dans ses reprises de Crass, groupe anarcho-punk britannique des années 1980, dont il a réinterprété plusieurs morceaux en version folk, rendant ainsi hommage à leur radicalité politique tout en l’adaptant à son propre style. Ces influences se retrouvent dans sa manière d’aborder les thématiques de la guerre, des inégalités et du consumérisme avec une simplicité qui n’enlève rien à la profondeur du propos.

L’humain au centre du récit

Loin des discours dogmatiques, Jeffrey Lewis préfère raconter des histoires personnelles qui révèlent des vérités universelles. Son regard sociologique passe souvent par l’intime : dans « Support Tours », il évoque la difficulté de faire carrière dans la musique indépendante, le décalage entre les rêves d’adolescent et la dure réalité des tournées à bas budget. Dans « Time Trades », il questionne la notion de succès et l’illusion du travail comme unique voie d’accomplissement, interpellant une génération en quête de sens.

Lewis ne cherche pas à donner de réponses toutes faites, mais plutôt à poser les bonnes questions. Son approche rappelle celle des sociologues de l’École de Chicago, qui privilégient une observation fine des individus et de leur quotidien pour comprendre des phénomènes sociaux plus larges.

Un engagement subtil mais profond

Là où d’autres artistes indépendants adoptent un ton plus frontalement engagé, Jeffrey Lewis préfère une critique douce-amère, teintée d’humour et d’autodérision. Il ne se place jamais en donneur de leçons, mais offre à ses auditeurs une réflexion sur le monde qui les entoure, les incitant à y porter un regard plus critique. Cette capacité à mêler engagement et poésie du quotidien fait de lui un artiste atypique, un chroniqueur moderne de l’Amérique, oscillant entre tendresse et lucidité face aux absurdités du monde contemporain.

Avec « The EVEN MORE Freewheelin’ Jeffrey Lewis », l’artiste prolonge son exploration du monde moderne avec un regard toujours aussi aiguisé sur les réalités sociales et humaines. À travers cet album, il témoigne d’une évolution à la fois musicale et thématique, abordant des sujets qui résonnent avec une société en mutation. Si ses premiers albums dépeignaient souvent la précarité et les désillusions d’un artiste évoluant dans un système capitaliste hostile, ce nouvel opus semble davantage marqué par une réflexion sur l’âge, le temps qui passe et les nouvelles contradictions du monde contemporain.

Entre absurdité sociale et mélancolie moderne

Le single « Sometimes Life Hits You » en est un parfait exemple. Derrière sa mélodie entraînante et son fuzz discret, la chanson raconte la brutalité inattendue des épreuves de la vie, qu’il s’agisse de revers personnels ou de désillusions plus globales. Loin de se limiter à une plainte existentielle, Lewis s’interroge sur notre rapport aux échecs, sur la manière dont la société nous impose des attentes irréalistes et nous laisse souvent seuls face à l’adversité.

D’autres morceaux de l’album poursuivent cette réflexion, notamment sur l’état du monde post-pandémie, où l’individualisme et l’anxiété collective ont pris une place prépondérante. À travers des textes à la fois ironiques et fatalistes, Lewis capte les paradoxes d’une société obsédée par l’instantanéité, le culte de la productivité et la marchandisation du bien-être.

Là où Jeffrey Lewis se contentait autrefois d’un regard mi-critique, mi-désabusé sur la culture de la consommation et la gentrification, « The EVEN MORE Freewheelin’ » montre une évolution vers une vision plus intime mais toujours ancrée dans une critique sociale. Les références à la précarité et aux inégalités persistent, mais elles s’intègrent désormais à une réflexion plus large sur le poids des années et l’impact du système sur nos trajectoires personnelles.

Contrairement aux manifestes politiques frontaux du punk ou des musiciens engagés traditionnels, Jeffrey Lewis choisit l’humour et la narration subtile pour dénoncer les absurdités du monde moderne. Il ne crie pas la révolte, mais l’esquisse avec un trait précis et un sourire en coin, laissant l’auditeur combler les blancs et tirer ses propres conclusions.

Un témoin de son époque

Avec cet album, Jeffrey Lewis prouve qu’il reste un observateur de la société, mais avec une sensibilité plus profonde qu’auparavant. S’il continue à croquer la réalité avec sarcasme et autodérision, son regard a gagné en maturité, en nuance et en tendresse. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer, mais aussi de comprendre, de raconter l’impact du monde sur l’individu et d’accepter que parfois, la vie nous frappe sans prévenir.

« The EVEN MORE Freewheelin’ Jeffrey Lewis » s’inscrit donc dans une évolution logique de son œuvre : une musique toujours ancrée dans l’anti-folk, mais portée par une réflexion sociologique qui, loin de s’essouffler, se renouvelle avec les défis de notre époque.

Un hommage à l’instant présent

L’album est une sorte de retour aux sources, faisant écho à « The Last Time I Did Acid I Went Insane » (2001), tout en intégrant l’expérience accumulée au fil des années. On y retrouve des ballades introspectives, des morceaux plus électriques et des passages quasi-parlés, où Lewis se fait tour à tour philosophe urbain et chroniqueur du banal.

« The EVEN MORE Freewheelin’ » n’est pas un simple album folk : c’est un carnet de voyage musical, où chaque chanson capte un instant de vie, un éclat de pensée, une bribe de mémoire. Jeffrey Lewis y reste fidèle à lui-même, sans fioritures ni prétention, et c’est justement ce qui rend sa musique aussi précieuse.

Un disque essentiel pour les amateurs d’anti-folk et pour ceux qui aiment la musique sincère, libre et sans compromis.

 

Photo de couv. (c) Ilya Popenko