[Interview] Nous étions une armée – « territoire(s) perdu(s) »

 

Pouvez-vous revenir sur l’origine de votre groupe et le pourquoi de votre nom Nous étions une armée ?L’intro de notre premier EP répond à cette question sur notre nom : « nous étions une armée, ça veut dire : je suis seul. Ça veut dire : je suis seul, mais hier… Et si hier, alors demain… peut-être. Ça veut dire ça. » Comme dans d’autres textes, j’utilise le passé pour parler du présent, pour parler de ce qui nous manque dans le présent. Dire « nous étions une armée » au passé, ça veut dire qu’on n’est plus une armée aujourd’hui. Mais ça veut dire qu’on pourra l’être à nouveau demain, puisqu’on l’a été hier. L’origine du groupe, c’est aussi ça. C’est un moment où j’ai arrêté de faire de la musique en collectif, où j’ai arrêté de faire des concerts. Je me suis mis à écrire en français et à essayer de dire mes textes sur de la musique, tout seul, dans ma chambre. C’était un truc très solitaire, en autarcie. Puis il y a eu Rémi. Puis il y a eu l’envie de partager ça, de remonter sur scène, de redevenir une armée.

Votre musique oscille entre post-rock et spoken word, deux genres assez distincts. Comment êtes-vous arrivés à ce style, par quelles influences ?
Ce ne sont pas des genres si distincts pour moi. C’est justement le post-rock qui m’a fait découvrir le spoken word, avec des titres comme « R U Still in 2 it » de Mogwai, ou les samples de voix parlées utilisés par Godspeed You! Black Emperor. Je pense que le sample est une des voies qui m’a amené au spoken word. J’ai beaucoup samplé des films, des interviews, avant de commencer à écrire moi-même et à parler sur la musique.

Avez-vous travaillé différemment la musique de « territoire(s) perdu(s) » par rapport à votre précédent opus?
Oui, ce sont des titres qui sont nés après qu’on ait vraiment commencé à faire des concerts. La scène a révélé un besoin d’être plus direct, plus droit, parfois peut-être plus violent. Je crois que ça se ressent dans les tempo qu’on utilise, les rythmiques, et aussi les textes qui sont sans doute plus frontaux, qui prennent moins de détour.

Vos textes sont empreints d’une forte charge poétique et aussi très politique. Comment articulez-vous ce cocktail explosif pour donner corps à vos chansons ?
Je crois que je n’articule pas grand chose. La façon dont j’écris est encore assez floue pour moi, et je n’écris pas par thème. Je ne me dis jamais : « je vais faire une chanson qui parle de ça. » Ça vient comme des images, comme des visions. J’ai encore vraiment l’impression que les mots s’imposent d’eux-mêmes, que je découvre de quoi parle la chanson quand la chanson est finie. Donc j’imagine que j’écris inconsciemment sur les choses qui m’obsèdent aux moments où j’écris. Après, je n’ai pas l’impression de faire de la chanson politique, mais ça me paraît important d’offrir une lecture politique des chansons, quand on les présente sur scène ou sur les réseaux.

Dans ce second EP vous parlez de « stigmates d’un destin tracé d’avance ». L’évocation semble être aussi bien personnelle, collective, que sociale, qu’en est il ?
J’ai l’impression que l’idée d’un destin tracé m’obsède depuis toujours. C’était d’abord un sujet existentiel : comment arriver à vivre en sachant qu’on va mourir, en sachant qu’il n’y a aucune issue à ça ? Comment résister à cette absurdité qu’est l’existence ? Puis, c’est devenu un sujet politique, puisque le capitalisme nous condamne aussi, puisque le racisme, la transphobie, le colonialisme essaient des s’imposer comme des sentences, comme des coups du destin. Je pense qu’il s’agit du même mouvement de révolte contre tout ce qui nous donne la sensation que nos vies nous échappent, qu’elles sont jouées d’avance. Et c’est de cette révolte que découle toute la puissance, l’élan, toute l’énergie vitale qu’on essaie de mettre dans nos chansons.

Qu’est-ce qui vous met le plus en colère aujourd’hui ? Et qu’est-ce qui vous donne cette envie d’écrire ?
Pour la colère, je vois mal comment dire autre chose que le génocide à Gaza. C’est de la colère et de la honte. Avant, je croyais que les génocides étaient possibles parce qu’ils étaient cachés, parce qu’on découvrait toujours trop tard qu’ils avaient eu lieu. Là, ça fait 19 mois qu’on voit tous les jours des nouvelles images, des nouveaux corps d’enfants, des nouvelles vidéos de massacre en direct et en 4K. Et rien ne change. Le sentiment d’impuissance est immense.

Est-ce que certains textes vous ont été particulièrement douloureux à écrire ?
Non, j’ai cru pendant trop longtemps qu’il fallait souffrir pour écrire bien, mais c’est fini maintenant. Il y a des chansons qui sont dures à faire, qui sont compliqués à faire sonner, qu’on recommence mille fois, sur lesquelles on s’arrache les cheveux. Il y a aussi les moments où on pense qu’on ne pourra plus jamais écrire, qu’on ne sera plus jamais capable d’écrire. Mais ça fait partie du processus, tout le monde passe par là, même Nick Cave. C’est vrai que c’est dur, mais je trouve qu’il y a une forme d’indécence à parler de douleur, à parler de souffrance, surtout en ce moment. J’aimerais surtout qu’on parle de la joie, du bonheur de finir un titre, du bonheur absolu d’enregistrer un EP avec son meilleur ami, de la fierté de le mixer nous-même, de le fabriquer nous-même. Et surtout, de traverser la France avec lui et avec notre autre meilleur ami, JB au son, de jouer ces chansons devant des gens, de faire du bruit sur une scène, de vivre ces moments quasi-mystique, ces moments d’amitié, de rencontre, d’amour. C’est une chance folle dont on profite à chaque seconde.

Vous étiez sold out au Point Éphémère et vous serez à la Maroquinerie le 20 novembre prochain vous avez déjà un public très fidèle. Que se passe-t-il entre vous et le public dans ces moments de partage live ?
Je suis très attaché à l’idée que la scène est un endroit magique, mystique. Ce sont des moments très forts, très émouvants, où on a l’impression de toucher à des choses beaucoup plus grandes que nous. Au début, à la fin des premiers concerts, je m’effondrai en coulisse dans des quasi-malaises bizarres ahaha. On est un peu solides maintenant, mais on a gardé cette énergie presque sacrificielle, cet engagement total, la volonté d’être toujours à un millimètre de la rupture, du dernier concert. Le Point Ephémère était notre premier concert en tête d’affiche, et c’était fou. Depuis, on attend qu’une seule chose, c’est la Maroquinerie.

Photo de couv. Julien Leguay