[Interview] CABANE – « Brûlée »

Thomas Jean Henri Van Cottom souvent considéré comme l’un des plus brillants auteur-compositeur belges par ceux pour qui la musique n’est pas qu’un simple produit calibré, mais un vaste univers à explorer. En début d’année, il sortait son dernier opus « Brûlée« , suite du déjà magnifique disque « Grande est la maison« . Thomas, qui n’en est pas tout à fait à son coup d’essai, confirme, avec son projet Cabane, l’immense talent qu’il possède à construire l’intimité où règne une ambivalence amoureuse en clair-obscur comme autant de songes mélodiques. Fait de délicatesse et de rudesse, cette odyssée terreuse est habitée d’un esprit furieusement déambulateur qui prend corps dans les multiples saveurs de colères étoilées, de racines noires, de brumes satinées et de chahuts nocturnes. Une œuvre sensorielle, apodictique, rongée par cette passion pure pop/folk et orchestrale. 
Entretien avec Thomas où il se livre sans filtre.

 

Bonjour Thomas, tu viens de sortir « Brûlée ». Quel en a été le point déclencheur qui a guidé son écriture ?
Ça fait longtemps que j’avais envie de travailler sur une forme de trilogie discographique. Trois disques qui se feraient suite et qui lorsqu’on mettrait les titres bout à bout, ça ferait une grande phrase. Le premier c’était « Grande la maison » puis maintenant « Brûlée », qui forme donc « Grande la maison brûlée » et la fin de la phrase avec le titre d’un potentiel troisième disque. Mon envie était aussi d’écrire trois disques autour de Kate Stables, de sa voix à elle, en ajoutant chaque fois un chanteur différent, et de pouvoir travailler comme ça sur 10 ou 15 ans ou 20 ans, je ne sais pas combien de temps ça prendra pour faire le troisième disque.
Et pour le point déclencheur en réalité après ce premier album, j’avais encore des morceaux en tête et j’avais envie de faire des choses, je dirais bien que le point déclencheur c’était l’envie d’en découdre à nouveau.

Après « Grande Est la Maison », sorti il y a 4 ans,  « Brûlée » est donc le second chapitre de ton projet, avais-tu en quelque sorte plus d’attente et d’exigence dans ce long processus de création ?
La seule chose que je peux dire c’est que je ne m’attendais pas du tout à faire un album aussi sombre. Ce n’était pas ma volonté et j’ai été fort surpris de cette matière que j’avais entre les mains. Je n’écoute pas ce genre de musique-là aussi noire.
Quand j’ai commencé l’album, j’avais vraiment envie de travailler sur des choses beaucoup plus lumineuses. Pour autant quand j’ai fini cette première partie du travail de composition, je me suis rendu compte que j’avais deux albums entre les mains, un album assez sombre qui était « Brûlée » et un autre album avec des chansons beaucoup plus référencées, musique de film des années 70. Et j’ai décidé de garder les chansons de « Brûlée », et de mettre de côté tout le reste. Mais j’avais écrit beaucoup de chansons. 

 

Pour autant avais-tu une vision bien définie de ce que tu souhaitais obtenir dans ce disque ?
J’étais vraiment fort perturbé et étonné de la matière que j’avais entre les mains, j’ai donc essayé de faire au mieux. Quand je commence à travailler sur un projet, que ce soit un disque ou autre chose, la période de création j’essaye de faire les choses sans être castrateur à mon égard.

Essayer d’éviter des trucs de « ça j’ai déjà fait » ou « ça c’est pas cabane » ou « ça c’est nul ». J’essaie juste d’être dans le plaisir, sans même penser que ça va être un album, avoir du plaisir à jouer. Ce qui fait que ce sont des grands moments de joie où je peux, pendant cinq jours, travailler sur un morceau et puis ne pas parvenir à le finaliser. Ce n’est pas bien grave, je passe à une autre idée. Et ça dure souvent un an, j’arrive donc à avoir entre 50 et 70 idées de morceaux. Parfois des morceaux très aboutis, parfois juste un couplet. Alors là je réécoute et je me dis « en fait, cette partie-là, si je change la tonalité, ça pourrait coller avec cette autre partie-là ». Et puis là, il y a tout un rapport de montage. Et c’est à ce moment-là que je commence à finaliser les morceaux, à voir les tonalités, réenregistrer des parties.

Pour Brûlée, comme je te le disais, je me suis vraiment décidé à m’isoler du monde pour essayer d’en finir au plus vite avec cet album. Je ne sais pas si toi tu as déjà eu ça dans ta vie, mais il y a des choses qu’il faut affronter parfois. Il faut y faire face et je sentais que cette matière-là, il fallait que je me batte avec elle et ne pas la mettre sous un tapis en me disant « je vais passer à autre chose dans ma vie », pour ne pas affronter cette noirceur. Mais j’ai vraiment accordé un an et demi de ma vie à cet album-là où je me suis complètement isolé. Je voyais juste mes parents. C’était juste après le confinement, donc rien à voir avec la pandémie. Je me suis vraiment battu avec ce disque. Il a été assez douloureux. En tout cas, je peux dire que ça a été un beau combat.

Tu as convié une nouvelle fois Kate Stables (This Is The Kit) ainsi que, cette fois, Sam Genders (Tunng) pour le confectionner. Pourquoi ces artistes en particulier ?
Parce que profondément j’aime ces deux personnes-là, parce que ce sont des amis, parce que Kate et Sam ont une voix que j’estime terriblement émouvante et que j’estime que c’est un honneur et une chance de pouvoir travailler avec eux. C’est un peu ce qui fait ma complexité en tant qu’être humain et en tant qu’artiste, c’est de créer des morceaux tout seul comme une nouille chez moi, dans mon salon, en regardant le foot. Et puis de me dire « Tiens, je vais l’envoyer à Bonnie Prince Billy ou à Kate Stables ou tous les gens avec qui j’ai eu la chance de collaborer. Je pense même à Lonny, à Françoiz Breut, à Claire Days. Tous ces gens-là avec qui j’ai pu collaborer. C’est des gens pour qui j’ai une grande admiration, un grand respect. Et je suis toujours très étonné qu’ils acceptent de chanter ces chansons-là.

Et Kate, depuis le début, je sais que j’ai envie de lui écrire trois disques. Je ne dis pas que, comme à chaque fois, peut-être que les nouveaux elle ne va pas du tout les aimer, donc qu’il n’y aura pas de troisième disque de cabane avec elle, mais en tout cas, c’est mon envie. 

 

 

A la croisée des chemins entre une musique orchestrale et des ambiances hautement cinématographiques, tu explores une délicatesse mélodique. Où puises-tu cette bouleversante inspiration ?
Je ne sais pas dire ça. J’essaie juste d’être honnête avec la matière que j’ai entre les mains. J’essaie de ne pas être prétentieux. C’est ce que je disais un peu tout à l’heure, ce n’est pas la musique que moi j’écoute, c’est que sans faire de catégorie, il y a certains musiciens qui font de la musique qu’ils adorent écouter, qui fantasment. Parfois, ça peut tomber sur une espèce de très bon exercice de style, et moi j’essaie d’éviter ça. Ce qui fait que parfois j’ai vraiment du mal avec mes morceaux, parce que ce n’est pas vraiment ce que j’aime. C’est aussi l’exemple que je donne souvent,  je suis un grand fan des Pixies, ça reste un des plus grands groupes pour moi. J’y trouve une grande force mélodique, une grande puissance, une façon différente de la mienne d’exprimer la colère. Mais si moi tu me mets une guitare électrique, tu me fais jouer, crier dans un micro, ça n’a aucun intérêt. Ce serait une punition pour tout le monde. Et donc voilà, j’essaie juste d’être le plus juste par rapport à ce que j’ai à dire.

 

 La seule chose, c’est que je n’aime pas trop quand on dit que l’album de Cabane c’est doux, parce que pour moi ce n’est pas parce que c’est calme, qu’il n’y a pas une grande colère, une grande tristesse ou une grande force derrière. C’est juste une façon différente de l’exprimer et je pense que les colères douces ou les colères silencieuses sont parfois les plus violentes.
Par rapport au cinéma, c’est marrant parce que comme je te dis, j’avais deux albums différents entre les mains. Un album qui est devenu Brûlée et d’autres morceaux qui étaient plus cinématographiques. Et il y a peu de gens à qui je fais écouter les morceaux, les démos, parce que ça ne m’intéresse pas en fait, je sais ce que j’ai envie, je n’ai pas vraiment besoin ni l’envie d’avoir l’avis des gens par rapport à ça. Mais je sais que j’avais fait écouter à Sean Hogan et il me disait par rapport à ces morceaux-là, qui sont vraiment très référencés des musiques des films français des années 70, une musique qu’écoute beaucoup, il me disait : « mais tu as déjà fait ça Thomas, c’est bon, passe à autre chose, ces mélodies avec le vibraphone et des chœurs, tu mérites mieux que ça, tu as déjà fait, tourne la page ». C’est pour ça que j’ai aussi ces nerfs pour lesquels je n’ai pas utilisé ces morceaux. 

 

En amont tu as dévoilé « Brûlée » lors de session d’écoute en public. Au-delà d’un simple concert, est-ce une façon pour toi de te connecter au ressenti immédiat du public ? 

Je pense que je n’étais pas prêt à sortir l’album à ce moment-là, voilà par rapport à mon deuil à moi à faire avec ce disque-là, je n’étais vraiment pas prêt. Il y a un truc qui est assez terrible c’est que la vie des disques est très très courte. Aujourd’hui on est sur ce 14 février, donc mon album est sorti il y a un peu moins de trois semaines et je sens sincèrement que l’aura autour de ce disque-là, l’intérêt, même si encore de temps en temps on en parle un petit peu, tu sens que les gens sont déjà passés à autre chose. Et ça, je n’étais pas prêt à vivre ces trois semaines-là, je ne dis pas que c’est facile maintenant, mais je trouve que c’est trop exigeant. Je ne sais pas si tu vois ce bouquin de Stig Dagermann qui s’appelle « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », j’avais envie d’écrire un texte sur notre rapport aux réseaux sociaux, sur le rapport des gens qui écoutent ma musique, mon travail, et le texte que j’ai commencé à faire s’appelle « Votre besoin de consolation m’est impossible à rassasier », parce que je ne pense pas que les gens se rendent compte de la pression que c’est pour un artiste de devoir sans cesse être présent, faire des choses de qualité, faire des clips, faire des vidéos, mettre du contenu en plus de la musique. En tout cas c’est trop lourd à porter pour mes épaules.

Et donc pour la question des concerts, je ne parviens pas à comprendre pourquoi les gens ne peuvent pas déjà se réjouir d’un album, des quatre ans que ça m’a mis à faire un disque, et pourquoi est-ce qu’ils veulent déjà autre chose ? Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas se contenter juste de cette chose-là ? Et c’est pour ça que je vais m’effacer des réseaux sociaux bientôt et je vais de nouveau m’isoler parce que c’est chronophage, c’est carnivore, et je ne parviendrai jamais à rassasier les gens.
Mais donc c’était chouette de rencontrer les gens, je suis quand même assez présent sur les réseaux quand je sors un disque, j’essaye en tout cas, et je pensais que ça suffirait, et de rencontrer les gens lors des concerts ou des sessions d’écoute, je pense que j’avais négligé la beauté et l’importance de la rencontre qu’on peut avoir entre les gens. Tu sais on ne connaît pas les gens qui écoutent ta musique, ça reste quand même très particulier, et donc de les voir, ça m’a fait du bien je pense, et je pense que ça a fait du bien aussi à certaines personnes de me voir moi, de parler de mon travail et d’expliquer ça. C’était une belle rencontre. 

 

Photographe, ton regard se pose aussi sur le monde par tes clichés. La musique, la photographie sont deux formes d’expression intimes qui appellent autant à l’introspection qu’à une forme de dévoilement de soi. En général, te sens-tu plus touché par la photo ou la musique ?
Écoute je fais partie de ces gens qui sont, des sortes de couteaux suisses, je n’ai pas un truc dans lequel j’excelle, je suis un peu médium, j’allais dire médiocre, je suis plutôt moyen dans plein plein de trucs, ça peut être la cuisine, le foot je suis vraiment nul, mais la photo, la musique j’en fais un peu, et donc j’adore juste faire ça, j’adore faire des photos, j’ai longtemps dit que je fais de la musique quand je suis heureux, quand je suis assez soulagé ou en tout cas assez bienveillant envers moi même que pour savoir rester immobile à la maison pour travailler et que je fais de la photo quand mon cœur ne va pas bien et que j’ai besoin de bouger, d’être dans le vent, d’être dans les villes. La photo, entre 2010 et 2020, où j’étais beaucoup en tournée, c’est vraiment quelque chose qui m’a fait du bien. Cet aspect de création, ce rapport à la ville et aux gens. Mais c’est vrai que je dis toujours que je suis aussi plus photographe que musicien parce que j’ai l’impression que mon travail musical est quand même très imagé et c’est vrai que quand je compose des morceaux, j’ai directement des mots, j’ai directement des images, je fais pas partie de ces artistes qui quand ils font des démos, ils les nomment avec la date du jour ou un moyen mnémotechnique pour se souvenir. c’est toujours des phrases, il y a toujours une idée bien précise, une image très claire quand je commence à faire une chanson. En tout cas j’adore les deux. j’ai trois séries de photos qui accompagnent la sortie chaque fois du disque, sur le premier il y avait une série qui s’appelait Qu’as-tu gardé de notre amour, sur le deuxième il n’y a eu rien ne change à part peut-être le temps qui était aussi une installation photo que j’ai faite et voilà pour ce dont je peux te parler mais je pense que tu peux trouver des infos sur les réseaux sociaux.

 

Maintenant que « Brulée » est offert au monde, le troisième chapitre est-il déjà en gestation ?
Je suis en résidence ici à Paris dans un lieu qui s’appelle le 104 pour commencer l’écriture d’un nouvel album mais je t’avoue qu’aujourd’hui on est le 14 février 2024 et que même si j’ai l’envie de faire de la musique, je n’ai pas l’envie de faire un disque. Simplement parce que c’est beaucoup d’investissement, c’est trop lourd. J’ai passé 50 ans maintenant et il y a la question de la survie financière qui m’inquiète. J’ai toujours consacré tout mon temps, tout mon argent, même tout l’argent que j’avais gagné avec Stromae, ça a été investi dans du matériel d’enregistrement, dans du matériel photo pour me permettre d’être le plus indépendant possible et je me rends compte que ça m’insécurise beaucoup trop. Je sais pas si je suis capable de repasser encore quatre ans de ma vie a faire un disque. En même temps je veux vraiment pas me plaindre parce que les gens sont gentils avec mon disque, les gens l’écoutent mais même avec tout ça, même avec toute la presse qu’il y a, deux semaines après, ce disque est déjà fini. Et c’est même pas la question que je gagne un petit peu d’argent, c’est que ça ne rembourse pas les frais que demandent un disque comme celui là.
Je commence à composer mais je sais pas si je ferai encore un disque voilà. J’aimerais bien avoir la force de faire le troisième et dernier album de Cabane mais je sais pas à l’heure actuelle si je vais réussir a le faire. Je vais essayer juste d’avoir du plaisir à faire ça et savoir comment est-ce que je peux me sécuriser ou en tout cas me rassurer par rapport à cette insécurité financière. On peut faire de la musique jusqu’à 60, 70 ans, j’ai pas de souci avec ça, pour autant je suis plus à la fin de ma carrière qu’au début. Donc c’est des choses qui me travaillent. Mais encore une fois et je terminerai par une note positive, je fais partie des chanceux. Les gens s’intéressent à mon travail…

 

 

Photo de couv. (c) Anne MARZELIERE