Avec « Cunégonde », Ange ouvre un nouveau chapitre de son histoire. Le mythique groupe de rock progressif français, fondé par Christian Décamps dans les années 1970, poursuit son voyage au cœur de l’imaginaire et de la poésie musicale. Mais cette fois, la voix de Tristan, son fils, guide la formation vers une renaissance à la fois fidèle et audacieuse. Entre héritage et réinvention, « Cunégonde » marque une transition majeure : celle d’un Ange devenu plus que jamais collectif, où chaque musicien apporte sa pierre à l’édifice. Loin d’un simple passage de flambeau, l’album incarne une nouvelle manière de créer, plus organique, plus fraternelle.
Dans cet entretien, Tristan revient sur la genèse de « Cunégonde », sur le dialogue créatif avec son père et sur sa propre vision de la création. Entre humilité, passion et lucidité, il évoque la vitalité d’un groupe qui, cinquante ans après sa naissance, continue d’écrire sa légende, les ailes grandes ouvertes vers l’inconnu.
Rentrons dans le vif du sujet. Quel a été le fil conducteur qui vous a menés à l’écriture de ce nouvel album, Cunégonde ?
Tout est parti de l’envie, vers 2020-2021, de refaire un disque. Et puisque nous voulions en faire un nouveau, autant travailler différemment. On a donc décidé de composer à quatre, dans un esprit de jam session, pour voir ce que cela pouvait donner de partir d’une feuille blanche, ensemble.
De fil en aiguille, nous avons extrait quelques idées, retravaillées par la suite. J’ai apporté deux titres, le batteur un thème de guitare, et mon père avait déjà travaillé sur le morceau « Cunégonde. » C’est d’ailleurs ce titre qui a donné son nom à l’album.
L’idée, c’était vraiment d’explorer une nouvelle manière de composer ensemble. Voilà comment tout a commencé.
On retrouve sur cet album toute la magie d’Ange, mais aussi une fraîcheur, un élan nouveau. Était-ce une démarche volontaire de reconstruire le nouvel ADN du groupe ?
Oui, complètement. Puisque mon père annonçait sa retraite scénique, on s’est dit : « autant tenter quelque chose de différent. » Et cela s’est fait très naturellement. En travaillant ensemble, on a exploré des chemins qu’on n’avait encore jamais empruntés. Cette nouvelle manière de composer symbolise, je pense, un ADN nouveau pour le groupe. Il y a eu une cassure, oui, mais une cassure naturelle.
Et cette prise de risque, ce changement, n’a-t-il pas été source de crainte ? La peur de perdre une part de l’essence d’Ange ?
Honnêtement, non. On ne s’est pas posé la question. On a juste tenté le coup, sincèrement. Quand un album est terminé, il ne nous appartient plus. Que les gens aiment ou non, c’est impossible de savoir avant au fond. Alors autant ne pas avoir peur, c’est plus sain ainsi.
Votre père disait justement que l’évolution d’Ange faisait forcément perdre des fans, mais en gagnait d’autres, et que l’essentiel était de rester fidèle à soi-même. Cela nous amène à l’écriture. Vous avez signé certains textes sur « Cunégonde ». Comment s’articule votre plume avec celle de votre père ?
Au départ, je n’étais pas très chaud pour écrire pour Ange. Pour moi, Ange, c’est la plume de mon père. Mais sur certains morceaux, il y avait un blocage, notamment sur « Prisonnier de l’aube ». J’avais quelques idées de texte, je lui en ai parlé, et on a fini par coécrire.
Mon père écrit, je dirais, « du sol » : il observe le monde autour de lui. Moi, j’écris plutôt « d’en haut », comme si je regardais la planète depuis l’espace. Deux visions très différentes, mais complémentaires. Ce mélange, au final, a été un bel exercice.
Et ce travail d’écriture partagé, un peu forcé au départ, a-t-il libéré quelque chose en vous ?
Pas vraiment, non. Ange est un univers très particulier. Si j’écrivais tous les textes, on perdrait cette patte si singulière. Ce n’est pas une question de talent, mais de nature : on ne peut pas écrire à la place de quelqu’un d’autre. Je suis très attaché à ce que Christian continue à écrire, c’est lui qui a créé cet univers de mots et d’images. Sans sa vision, ce ne serait plus vraiment Ange.
Sur le plan musical, cet album montre aussi une évolution. Quel était le moteur derrière ce choix artistique ?
L’envie de faire autrement, comme je le disait précédemment. De casser la routine, de changer le processus. Si on avait travaillé comme avant, l’album aurait peut-être été bon, mais dans la même veine.
Il faut savoir se réinventer sans trahir son essence. On a flirté avec une approche plus cinématographique, plus onirique, tout en gardant le fil conducteur d’Ange. Le processus a été long, presque quatre ans, mais nécessaire pour obtenir ce résultat.
Ange a toujours été un collectif. Avec le départ de votre père, ce sentiment de groupe est-il devenu encore plus fort ?
Oui, absolument. Aujourd’hui, Ange est vraiment collectif. Il n’y a plus de frontman à proprement parler : chacun prend sa place.
Même la disposition scénique a changé. On partage les voix, les responsabilités, les émotions. Et les gens le ressentent. Mon père avait une aura fédératrice immense, et maintenant, c’est à nous de fédérer ensemble. C’est un nouveau souffle.
On sent effectivement une forme de fraternité nouvelle. Est-ce que cette cohésion est plus forte qu’avant ?
Oui, totalement. On joue pour une entité, pour quelque chose de plus grand que nous. Et on se connaît depuis longtemps, le bassiste depuis 1994, le guitariste depuis 1997, le batteur depuis 2002… Il y a une vraie complicité, une osmose, une joie de jouer ensemble. C’est précieux.
Et sur scène, quelle est cette nouvelle adrénaline ? Comment vivez-vous la réaction du public ?
C’est une découverte mutuelle. On se découvre autant que le public nous découvre. Chaque concert est unique. On garde une part d’improvisation, on évite les automatismes.
Je préfère communiquer par le chant que par la parole, mais le public semble réceptif. Certains sont conquis, d’autres moins, c’est normal. L’important, c’est de rester sincère. Une fois qu’on donne tout, le reste ne nous appartient plus.
Et l’avenir d’Ange ? Vous le voyez déjà se dessiner ?
Honnêtement, non. On termine la tournée « Cunégonde » en mai. Ensuite, chacun va se consacrer à ses projets personnels.
J’ai besoin de respirer, de revenir à mes créations. Après dix ans à fond sur Ange, il faut parfois fermer cette fenêtre pour en ouvrir d’autres. Je ne prévois rien à long terme, carpe diem, vraiment.
Ces projets personnels, c’est aussi une respiration, une plus grande liberté retrouvée ?
Oui, exactement. Les projets solos, c’est une thérapie. Tu peux tout te permettre, aller où tu veux. C’est une façon d’expulser ce que tu as en toi, de presser le fruit de la création avant qu’il ne pourrisse.
Créer, c’est vital. Il faut que ça sorte, sinon ça t’étouffe. C’est ce qui me permet de rester vivant, simplement.
On sent bien que la création, pour vous, est vitale, un choix de vie presque spirituelle.
C’est exactement ça. Ce n’est pas un choix, c’est une façon d’être. Je ne sais pas faire autrement.
Aujourd’hui, je prends plus de recul, je passe plus de temps avec ma famille, sur des choses simples. Mais la création, elle, vient quand elle veut. Ce n’est pas une décision, c’est une fulgurance. Et quand elle arrive, il faut la suivre.
Comment grandit-on avec toute cette énergie créative autour de soi, entre vie d’artiste et vie d’homme ?
Tu sais, j’ai toujours connu ça. J’ai grandi là-dedans. C’est ma normalité.
Je me laisse porter, j’observe, je « laisse flotter les rubans », comme disait une amie. On ne se rend pas compte de sa construction en temps réel, on se découvre au fil du temps. Le plus important, c’est d’être bien entouré. Le reste se fait naturellement. La vie d’artiste, c’est un beau cirque, mais c’est surtout un flux. Les choses viennent comme elles doivent venir.



