Fred Signac: « Jusqu’ici ». Les yeux de la Forêt.

Arpenter. Arpenter la forêt, sa densité, ses secrets. Sentir craquer sous ses pieds les feuilles inanimées. Point du jour. Le souffle est court, mesuré, entrecoupé d’un filet de respiration. Arpenter. Compter chaque pas. Plus loin, des coups de feu retentissent. C’est la guerre.  La sale, la moche, celle qui défigure les corps et les pensées. Des cris. Le silence entre les armes qui se rechargent. Presser le pas dans cette fin du Monde annoncée. Et soudain, incidemment, l’Amour qui surgit au creux de ton âme, qui engourdit tes doigts…Un espoir dans ce No Man’s Land où tes repères se limitent à une clairière. Telles sont les images et les impressions qui me saisissent à l’écoute du nouvel album de Signac.

Œuvre au noir. Dans cette collection de confessions pudiques, l’heure n’est pas à la débauche de chansons formatées ou à la collection de singles. Fred Signac aime la littérature et peuple ses vignettes d’évocations et de métaphores poétiques. L’homme le concède. Ses inspirations sont nombreuses et partent du point B (ashung) au point T(hiéfaine). On pense, aussi et souvent, à Rodolphe Burger et Daniel Darc dans leur/sa façon d’articuler des mots et d’en prendre soin mais aussi à Dominique A, Silvain Vanot,  Léo Ferré, aux Valentins (période « J’ai triste ») et à l’insubmersible « Fantaisie militaire » pour ses lyrics à tiroirs.
Comparaison hâtive ? Non. Evidente. « Jusqu’ici » tutoie les plus grands par le prisme d’un parolier hors-pair et de musiciens portés sur l’habillage « classieux » (pour reprendre Gainsbourg, autre adepte du talk-over). 
 
Pour preuve, ces sublimes paroles de Joël Rodde:
 
« Revenir au pays pour y voir autre chose
Et les yeux ébahis 
Faire une pause.
Revenir à la vie 
D’avant métamorphose
Inhaler l’air d’ici 
Comme une Rose
Puis retrouver ce goût 
Bizarre et oublié,
Raide comme un vin d’Anjou
Mais sucré »
(« Aucun autre que soi »)
 
« Lève-toi et marche,
Tire les volets, lance un café,
Décroche le linge
De sur le fil,
C’est pas facile de fonctionner
Je sais. »
(« Le Roi Nu »)
 
Onze titres habités. Onze tableaux où les talents conjugués de Christophe Jouanno (guitare, basse, orgue, mandoline, batterie) et Eric Signor (piano, cordes, accordéon, claviers, contrebasse, basse, claviers) complètent cette odyssée intime et finissent de panser avec brio notre chanteur abim(é)…
Et le quatuor de lover dans des trésors de noirceur. 
Jusqu’ici, tout va bien ?
Quand certain s’allongent lourdement sur un divan afin de faire vibrer l’audimat, Signac s’épanche sur des mélodies feutrées en occultant la facilité ou la plume lourde de sens. Ici, point de larmes mais les mots comme arme de poing. En dedans.
Affaire de délicatesse.
Ce LP hypnotique est beau comme un album de « The Auteurs », « Black Box Recorder » ou Nick Drake. Interprète inspiré jonché sur l’Hexagone, mi Alex Beaupain pour la voix et mi JL Murat pour les maux, le troubadour Signac délivre un dernier crû autoproduit, âpre et enivrant. A la rigidité crépusculaire et aux rythmes concentriques. Porté sur l’Humain en dépit d’un désespoir chevillé au cœur. Il est, donc, souhaité de s’y lover longuement afin d’en apprécier toutes les aspérités. 
 
A l’écoute finale de ce disque, je me remémore une interview de Christophe Miossec  : « Il est très difficile de faire des chansons simples ». Signac s’y emploie tout en parsemant ses interrogations de béances. Libre à chacune et à chacun d’en deviner le contenu et de s’en saisir sur le champ (de bataille).
 
 
 
John Book.