Frakture, indicible obscurité aveuglante.

Devant cette fameuse bande à l’allure mythique, les souvenirs d’une prime adolescence surgissent, me renvoyant à cette période où enclin à aimer sans modération cette cold wave aux allures punks élégantes, rien ne semblait avoir plus d’importance. The Cure, Bauhaus, Tuxedomoon, Siouxsie and the Banshees, Joy Division, Depeche Mode, The Smiths, Marquis de Sade, Les Nus, Frakture étaient mes phares.
Difficile de savoir en quoi cette mouvance riche est devenue fondatrice d’un besoin addictif de musique, jour et nuit…
Alors forcément organiser des concerts avec Frakture ne pouvait, pour nous, qu’avoir du sens et offrait une sorte de crédibilité à nos motivations premières.
Après une première date sur Paris, il y a un mois, Frakture maintenait, contre vents et marées, la date Rennaise qui clôturait notre échange musical entre les deux villes.
Ce soir-là à Rennes, ville qui en 1980 révélait le groupe aux premières Trans Musicales, l’attente était grande pour nous et pour eux. Le besoin frénétique de faire entendre à nouveau Frakture en devenait plus que jamais prégnant (surtout après le vibrant hommage à Philippe Pascal où Sergei Papail et Pascal Karels interprétaient “insectes”)…
17h les notes des balances envahissent les murs du Marquis de Sade, j’ai du mal à réaliser que nous y sommes, mais pris par l’organisation difficile de céder à l’émotion qui déjà devenait palpable.
Le temps d’un verre au bar et de quelques mots avec le groupe et les amis déjà présents, la cuisine n’attend pas. Jean-No’, Carole et Annick sont là pour s’afférer à la tâche avec moi.
21h et quelques minutes ( j’avais complètement perdu la notion du temps) le concert commence, la salle est chaude, place à la musique. Frakture nouvelle mouture (Sergei : chant et basse – Pascal : Guitare – Gilles : Batterie – Laureline : Basse) dégaine son set pour plus d’une heure d’un répertoire attendu, le public est fébrile. Un souffle caniculaire s’en échappe jusque dans la rue de Paris, inondant l’atmosphère d’une tonalité particulière et reconnaissable entre mille.
Après quelques minutes je laisse la billetterie aux mains d’ AnMa et rentre à mon tour dans la salle pour profiter de la soirée et me reconnecter à mes 17ans.
Dans une alternance de moments magiques foudroyants, faits d’éclats aux obscurs élans et d’affrontements lumineux, j’en conclus immédiatement que ce qui était hier ne changerait pas, c’était cette “coureuse” envie de dire nos cicatrices, sans le poids du jugement et l’exigence d’une pudeur tempérée, qui mène toujours la danse. Et avec mes cheveux gris d’aujourd’hui, que je puisse un jour l’éprouver de façon plus intense me semble abstrait, les dernières années, où rien ne semblait exister, ne sont pas étrangères à cette résonance musicale quasi exutoire. Dans ce qui déboule là devant moi, quelque chose s’immisce retrouvant la connexion de mes cellules neuronales, telle une feuille à l’encre sympathique révélée qui vient se coller à mon visage : aveugle au monde présent, je ne vois et n’entend plus rien d’autre. Qu’importe hier ou demain, aujourd’hui est plus important.
Cette étrange résurgence est-elle la victoire du clair sur le sombre ? Je ne le dirais pas en ces termes, surtout avec l’atmosphère feutrée du Marquis de Sade, c’est comme si, sans résolution, la solution se trouvait dans cette vague froide, non binaire, rythmique et profonde, qui en souligne encore l’énigme. Le plus important, et peut-être le plus difficile à expliquer, c’est ce que Frakture réussit à procurer dans un détachement implicite de leur sonorité d’origine tout en abordant des couleurs, presque pop, plus contemporaines. Et surtout je reconnais au dernier mot et à la transparence, leurs faces plongés dans le noir, l’exigence féroce d’un détachement aux effets cathartiques, d’un plaisir inouï, qui marqueront pour toujours non seulement ma mémoire mais aussi mes cicatrices. “So blind to see”…
2 juillet 2022 – Marquis de Sade (Rennes)

Lust4live.fr / Milano Records / Buzz On Web

Photos Stéphane Perraux