[Chronique] Gesaffelstein – Gamma

De l’enfance me reviennent parfois des souvenirs confus, quelques poèmes et films absorbés de ci de là, ou des amorces de pensées balbutiantes. A mesure que je les absorbais, ces références ont fondu en moi pour constituer un vaste réseau de valeurs qui, si je suis incapable aujourd’hui de les énumérer, ont fini par constituer ce qu’on appellera, faute de mieux et au risque de s’abaisser à de la psychologie de cuisine, un subconscient. 

Quelle ne fut pas ma surprise à l’écoute du dernier album de Gesaffelstein qu’émerge de mon subconscient une fable de La Fontaine de mon enfance : La montagne qui accouche d’une souris. C’est là le meilleur résumé que l’on puisse proposer d’un album qui s’annonçait dantesque.

Le grand retour de Gesaffelstein avec un troisième opus était attendu depuis pas moins de cinq ans ; son précédent album ayant alors paru en mars 2019. La diffusion de la pochette de l’album sur les écrans de Time Square constituait alors une campagne de communication à la hauteur de l’attente des fans, et on espérait un album exceptionnel. Il n’en est rien. 

 

A l’aube des années 2010, Gesaffelstein s’était affirmé comme la relève de la French Touch quelques années après l’émergence de Justice, qui avaient tenu ce titre honorifique hérité des Daft Punk au milieu des années 2000. Outre ce statut de leader d’un genre musical en constante évolution, Gesaffelstein partage avec le groupe Versaillais un goût prononcé pour le grimage, -eux casqués, lui couvert de vantablack de circonstance-, ainsi que des featurings avec des sommités du monde de la pop, The Weeknd et Pharrell Williams en tête. Ceci étant, il est une différence notoire : s’ils ont l’un et l’autre émergé du monde fermé des clubs pour s’ouvrir à ceux, bien plus porteurs, de la pop et de l’éléctro mainstream, les modus operandi des deux artistes divergent grandement. En effet, les Daft Punk proposent une musique guillerette et syncopée construite sur des samples disco des années 1970 et 80, là où Gesaffelstein, à l’inverse, sculpte le son au moyen de synthés stridents et de rythmes agressifs et écrasants. 

Son album de 2019, Hyperion, s’affirmait, se confirmait, comme l’œuvre d’un artiste fasciné par la noirceur, délivrant une musique électronique acerbe, nourrie de violence, d’amertume et de mélancolie. On y trouvait tout à la fois des tubes pop très efficaces, bien que chargés de spleen, comme de longues plages en proie à un désespoir rongeant. C’est cette ambivalence constante, cette approche oxymorique à la musique éléctro et dance qui font, ou faisaient, de Gesaffelstein un artiste à part et tout à fait dominant sur la scène Française.  

 

 

Mais voilà : pareilles au Colosse de Rhodes, les figures les plus illustres finissent parfois par s’effondrer – et il semble que l’heure de Gesaffelstein soit arrivée. Dire que ce troisième opus est décevant serait un euphémisme. 

Une observation préliminaire s’impose : avec tout juste 27 minutes, l’album est très court. Certes, on a trop souvent déploré la durée des albums tentaculaires des années 1990-2000, l’arrivée du CD permettant alors aux projets de devenir titanesques, au point même de devenir des fourre-tout impossibles à digérer pour l’auditeur. Depuis le retour au vinyle et ses 40 minutes moyennes ce temps sombre est révolu ; mais il n’en demeure pas moins qu’un album de 27 minutes est extrêmement court et décevant pour un artiste majeur s’étant fait attendre pas moins de cinq ans. 

Une fois le casque sur les oreilles, une fois l’album (trop facilement) digéré, on se réjouit cependant que le massacre n’ait pas duré plus longtemps. 

Nous évoquions précédemment les longues plages mélancoliques d’Hyperion qui tranchaient radicalement avec le son typé club auquel Gesaffelstein est habituellement associé : exit. L’approche atmosphérique est totalement évincée du disque – et de toute manière, qu’aurait-elle à faire sur un album de 27 minutes dont seul un morceau, sur onze, dépasse le seuil fatidique des 3minutes ? 

De même, l’agressivité et la noirceur suicidaire s’estompent au profit d’un son plus pop, plus lisse, mais aussi bien moins efficace. Et lorsque l’agressivité demeure, elle n’est que très peu efficace. Les riffs n’accrochent pas à l’oreille, la rythmique tape sur le crâne gratuitement sans qu’aucun plaisir ne s’en dégage pour autant (écouter à ce titre le morceau Hysteria qui réussit l’exploit d’être d’un ennui mortel en dépit de ses 1:55min). 

Concurremment à cette esthétique lissée et fade, on note une volonté manifeste de s’imprégner de l’esthétique synthwave, étouffante depuis une décennie maintenant. On retrouve ainsi nombre de gimmicks tout droit sortis des productions électro pop des années 1980, séquenceurs, reverb’ sur caisse claire, rythmes en 4/4 vus et revus… Le morceau d’ouverture de l’album, Digital Slaves, est un parfait exemple de cette esthétique surannée que veut nous resservir Gesaffelstein. De même, le vocabulaire sonique de l’artiste s’appauvrit et on en oublierait  presque toutes les trouvailles ingénieuses des albums précédents. 

 

 

L’auditeur se souviendra à l’écoute de cet album des premières productions de Depeche Mode au début des années 1980 pour le meilleur et pour le pire. Peut-être se souviendra-t-il aussi des albums de Kraftwerk de la même période, Man Machine (1978) et Computer World (1981) en tête. Il est un autre groupe, tout à fait oublié, qu’il nous est essentiel d’évoquer à l’écoute de l’album de Gesaffelstein : il s’agit des allemands de Deutsch Amerikanische Freundschaft, dits DAF. Leur opus Alles ist gut, en 1981, semble avoir au mieux irrigué la production du Français, au pire d’en avoir servi de calque. Car, en somme, on y retrouve les mêmes codes et traits de construction : mélodies continuellement martelée par un séquenceur, rythmiques industrielles lourdes et écrasantes, concision et agressivité propres au punk, talk over assurés par des voix étouffées et acérées… Les deux albums ont beaucoup en commun. A ceci près que l’album de Gesaffelstein arrive quelques 43 ans après et est bien loin d’être aussi efficace que son illustre modèle allemand, lequel était, par ailleurs, autrement plus subversif – pensons au single Der Mussolini, invitant à danser comme Mussolini et Hitler, adulé par le magazine anglais NME, référence musicale Outre-Manche s’il en est, et immense succès en Allemagne. C’est là un album que l’on ne saurait que trop recommander aux auditeurs déçus de l’album de Gesaffelstein. 

 

En définitive, que reste-t-il de ce troisième opus du musicien Français ? Peu de chose en somme. Finie l’agressivité, finie la noirceur, finies les atmosphères léchées et envoûtantes… Le peu qu’il puisse rester nous est servi dans un écrin si minuscule, poussiéreux, et dépassé depuis plus de quarante ans qu’il n’est que très difficile d’y trouver un quelconque intérêt. En somme, l’immense déception ne tient pas au changement de direction opéré par Gesaffelstein. Elle tient à l’avarice de cette nouvelle direction, tout aussi bien au regard de la quantité que de la qualité de ce qui nous est servi. Bref, il est bien question ici d’une montagne accouchant d’une souris – et nous en sommes les grands perdants

Théo SAUVAGE