Anton Hirschfeld, alors âgé de trois ans, est en « retard ». Motricité, langage, dessin, un bon nombre de détails inquiétants frappe ses parents. Pédiatres, spécialistes, médecins, aucun bilan (ou verdict) ne répond à leurs interrogations. Jusqu’au jour où une défaillance neurologique est décelée. Anton est porteur d’un handicap mental rare et, dès lors, son entourage entreprendra tout (y compris un voyage en Israël auprès d’une structure d’accueil déterminante dans la mise en valeur de ses capacités) pour qu’Anton gagne peu à peu en assurance et puisse s’épanouir au sein d’un cursus scolaire. Malheureusement, l’éducation nationale juge l’enfant « hors cadre ». Ses parents se chargeront, donc, de l’éducation à la maison, sans jamais renoncer. Sans jamais capituler. Sa mère, Mariana Loupan, filme sa famille (et sa progéniture) et empile les images comme autant de bornes. Sa caméra DV, c’est son carnet intime. Ses moments volés se métamorphosent en témoignages précieux sur l’évolution de son garçon. Un livre voit, aussi, le jour : « Le Voyage d’Anton » aux édition Presses de la Renaissance. Tout y est relaté. Le parcours semé d’embuches, qu’elles soient administratives ou médicales. Le brouillard épais qui nimbe la question du handicap dans notre hexagone. La stigmatisation fréquente. Défendu ardemment par Howard Buten (éminent psychologue, auteur et clown américain) sur un plateau de télévision, l’ouvrage fait sensation. Anton, lui, grandit. Bercé par la musique diffusée dans le salon et les fêtes organisées par cette famille expatriée des plus originales. Le père, sculpteur, est originaire du Canada. La mère, Russe, travaille dans le domaine du documentaire. Anton est pétri de Culture. Son hypersensibilité se manifeste lors d’émotions difficilement gérables ou à la vue de certaines couleurs, l’appréhension de certains sons. Sa dysgraphie ne l’empêche en rien d’écrire -selon sa propre technique « en boucles » et « tout en attaché »- des carnets d’invitation imaginaires. Sa diction devient plus intelligible. Chaque semaine, il rejoint, avec bonheur, un institut dédié à son handicap. Il se fait des amis, se sociabilise. Et puis, on lui tend des brosses de peinture, des crayons et…le miracle se produit.
Narrer l’itinéraire d’un immense artiste « en devenir » sans tomber dans le pathos ou l’aspect « rêche » que revêtent certains documentaires n’était pas gagné d’avance.
Mariana Loupan, épaulée par sa productrice et une équipe réduite de techniciens, s’en sort haut la main.
Jonglant perpétuellement entre images d’archives numérisées et quotidien scénarisé, ce documentaire jouit d’une très belle photographie et d’un montage énergique et lisible. Le travail de « découpage » fut monumental, la romancière-réalisatrice possédant plus de 100 heures de rushes !
Mais à force de dégraissage et d’effets fictionnels mesurés, ce « Voyage d’Anton » tient en 1h15 sans que nous ne nous sentions lésés ou lassés face à cette très belle revanche sur la Vie.
A la faveur d’une rencontre avec la productrice Anne Schuchman-Kune , celle-ci leva le voile sur les secrets de fabrication du tournage.
Non, le film ne fut pas facile à monter financièrement. Oui, le couple eut des facilités économiques liées à leur statut privilégié et à leurs nombreux contacts dans le milieu artistique. Oui, ils purent offrir des cours de graphisme à leur enfant via une professeure particulière devenue amie. Oui, Anton possède, à présent, son propre atelier de travail. Oui, Mariana Loupan est une amie de Nancy Houston (rencontrée à France Culture) qui intercéda auprès d’un galeriste pour reconnaitre le talent d’Anton. Non, on ne peut enlever le courage d’un couple soudé face à l’adversité. Non, on ne peut enlever l’amour que porte une petite sœur à son grand frère « différent ». Ni le talent mathématique et barbare d’Anton.
Personnalité attachante. Peintre habité. Ses œuvres ne relèvent d’aucune méthode, d’aucun savoir particulier. Instinct. Réflexe. Répétition. Erik Satie, Alain Souchon ou du hard-rock en background, comme un mantra. Et un artiste face à sa toile, qui « sait » lorsque le tableau est terminé. Qui pourrait lui ôter ce droit inaliénable ? Révélation. Et lorsque le premier vernissage est lancé dans un lieu d’exposition « en vue » à Paris, Anton ne change pas d’un iota. « Tu es heureux, Anton ? ». « Ouais ! » lance-t-il à la cantonade, sans se soucier du regard des commissaires d’expositions ou des amateurs porté sur lui. Ses œuvres parlent. Indépendantes de leur créateur. Et nous, public conquis, d’être heureux avec lui.
Le dernier plan de ce magnifique documentaire nous dévoile un soleil dardant ses rayons sur une plage. Une image se substituant à un message d’espoir pour toutes les familles touchées par le handicap. Intelligent, touchant, dynamique et terriblement cinématographique, « Le voyage d’Anton » est une ode à l’Amour et à la tolérance. C’est surtout un cri d’alerte lancé à pléthore d’organisations politiques, sociales et autres corporations « à la traine » vis-à-vis de l’accompagnement des personnes handicapées.
Ne loupez pas ce très beau rendez-vous dans les salles. Vous n’oublierez jamais le regard de son protagoniste face caméra.
John Book.
PS : Vous pourrez (re) découvrir, dès ce début Juillet 2025, les œuvres d’Anton Hirschfeld à la galerie Art Brut, Christian Berst, 3-5 rue des gravilliers dans le 3ème arrondissement de Paris.
PS (bis) : Je dédie cette chronique à mon fils.