« Deliver Me from Nowhere » de Scott Cooper. Je veux être un homme heureux.

Fin des années 50. Le petit Bruce, 8 ans, s’extirpe de la voiture de sa mère avec pour mission de ramener son père à la maison. Direction le bar enfumé où son géniteur se tient face au comptoir, verre de whisky à la main et clope au bec. Tension. Violence en sourdine. Bruce a peur. « Maman veut que tu rentres. » -« Sors d’ici. « …

1981. Bruce Springsteen incendie de sa présence un stade rempli jusqu’à la gueule et termine la tournée triomphale de « The River Tour », exténué et exsangue. En coulisses, Jon Landau, son manager, lui conseille de se ressourcer, loin du show-biz. But Time is Money. Cinq malheureux jours plus tard, CBS intime au « BOSS » de s’atteler rapidement à un nouvel album bouillonnant tant que le fer est chaud. Contre toute attente, notre protagoniste s’enfermera seul avec sa guitare et accouchera d’un LP crépusculaire : « NEBRASKA ». Bande démo sans effets tonitruants ni cuivres explosifs. Incompréhension du label. Appui sans failles du manager. Bruce tient tête. Mais le précipice n’est pas loin…

« Deliver me from nowhere », énième biopic sur une énième rock star ? Contrairement à ses prédécesseurs ( » Bohemian Rhapsody », « Rocketman » ou encore « Back to Black ») qui privilégiaient flamboyance et décadence,  » cette biographie opte pour un classicisme classieux et ausculte l’Amérique des 80’s par le prisme d’un de ses plus illustres représentants. Springsteen-Dylan, même combat ? Effectivement, à l’instar de James Mangold et de son « Parfait Inconnu », on y décèlera le même souci du détail dans sa reconstitution historique et la même photographie somptueuse. Mais la comparaison s’arrête là car Cooper n’est pas Mangold et Howard Hawks n’est pas John Ford. Certes, « Logan » fait figure d’œuvre au noir dans la filmographie du réalisateur d’ « Indiana Jones et le cadran de la destinée ». Mais loin de son collègue, Scott Cooper se distingue (dès l’origine) par une appétence récurrente pour les abimes.
« Crazy Heart », « Les brasiers de la colère » ou « Hostiles » sondent, ainsi, les veines atrophiées d’un Pays malade… sans oublier d’être attractifs, grosse major oblige. Une recette ? Réalisation sobre mais picturalement forte (ici, la photographie de Masanobu Takayanagi adopte des teintes automnales proches des nuances spectrales de « NEBRASKA »), direction d’acteurs irréprochable et pudeur des sentiments. Il y a, sans conteste, du Eastwood dans l’ADN de ces chef-d ’œuvres. Scott Cooper, cinéaste plus pensif qu’expansif ? On sent, surtout, dans tous ses plans l’héritage marqué du « Nouvel Hollywood ». Ainsi, « Deliver me from nowhere » pourrait s’apparenter à « L’épouvantail » de Jerry Schatzberg tant il développe à la perfection la psychologie de personnages paumés dans un Monde trop grand pour eux.

Si le long-métrage tutoie, parfois, le culte (les prémices de « My Father’s House » ou l’enregistrement tout en puissance de « Born in the U.S.A. » en studio), il n’oublie jamais d’être humble vis-à-vis de son sujet : la dépression d’un artiste face à l’absence d’amour paternel. Il fallait un acteur d’exception pour incarner ce traumatisme à l’écran. Jeremy Allen White impose sa nonchalance et son charisme animal (atouts entraperçus dans le sublime « Iron Claw » de Sean Durkin) sans mimer le « Patron ». Il l’évoque simplement au détour de quelques poses savamment étudiées et d’une voix retravaillée pour l’occasion. Les concerts ? Nous n’en verrons que la fin. Les chansons ? Grommelées. Le playback faisant le reste par honnêteté et authenticité (qui peut se targuer de « rauquer » comme le Boss ?). Il y a du Pacino période  » Un après-midi de chien » de Sidney Lumet dans l’attitude un peu gauche de notre caméléon. Même timidité nimbée de magnétisme. Même jeu faussement hésitant. Mais cette performance sensible ne serait rien sans la contrepartie solide de Jeremy Strong (sidérant dans  » The Apprentice », autre biopic calibré), la présence inouïe de Stephen Graham (« This is England ») et le charme naturel et peroxydé d’Odessa Young. Partenaires de choix et funambules aguerris, leurs prestations tirent ce blockbuster intimiste vers des cimes insoupçonnées.

Hélas, le public semble bouder cette balade sauvage et rock n’roll.

Et pourtant !
Voici un biopic qui redonne foi en Hollywood. Voici un biopic qui met en exergue le talent de conteur d’un (en) chanteur hors-norme. Voici un biopic qui vous étrangle d’émotion lors d’un échange psychanalytique silencieux. Un biopic qui vous hante et résonne en vous des heures durant.
Prenez votre ticket pour les grandes plaines du Midwest.
Il était une fois en Amérique ?

La bio par-dessus. L’épique en dedans.

John Book.