[Chronique] The Young Gods – « Appear Disappear »

Une vie, est-ce un rêve ? Une réalité orientée ? Une fiction, répondant aux logiques du vivant, révélant le sens des choses dans la construction d’un but, relevant de l’incertain, du flou, voire de l’improbable jeu de rôle dans lequel nous nous débattons avec nos certitudes, avec le regard des autres, avec le monde dans lequel nous existons ? Ce que signifie une vie de travail au sein de systèmes fortement organisés, comment ne pas s’y perdre. Clairvoyance des meurtrissures, des angoisses, des combats, des espoirs et finalement d’une forme de sérénité qui correspond à l’acceptation d’une fin, d’une mort. Qui du fait détermine, pour une infime partie d’esprit, le sens des questionnements, des croyances, des dogmes, des objectifs convoyant dans la fougue créatrice d’une œuvre revendiquée. Cette constellation de guettent comme autant d’éclipses, de fulgurances et de trous noirs fantasmés aspirent toutes idées propres à alimenter de nouvelles hypothèses, portant en leur développement la marque indélébile des précédentes. Matière en fusion dans une constante évolution avec l’envie d’apparaître pour mieux disparaître.

Plus de quatre décennies après leurs premières expérimentations sonores, The Young Gods nous livrent avec Appear Disappear une œuvre magistralement dépouillée. Fidèle à son style, le disque oscille entre hymne brutal et titre plus contemplatif, condensant l’essence du groupe dans une forme resserrée, viscérale et minérale.

Fondé à Fribourg (Suisse) en 1985 autour de Franz Treichler (chant/guitare), Cesare Pizzi (sampler) et Bernard Trontin (batterie)  le trio s’impose dès son premier album éponyme (1987) comme une anomalie fascinante : mariant samplers abrasifs, énergie post-industrielle et une langue française déclamée avec un lyrisme rageur, The Young Gods s’affranchissent des conventions rock. L’influence du trio (notamment sur Nine Inch Nails ou Mike Patton) s’exerce dès la fin des années 1980.

Avec T.V. Sky (1992) et Only Heaven (1995), ils plongent dans un rock indus plus planant, flirtant parfois avec l’ambient et l’électronica. Suivront plusieurs métamorphoses, de Second Nature (2000) à l’inclassable projet In C (2022), relecture du classique minimaliste de Terry Riley, marquant leur constante recherche de réinvention.

Sur ce nouvel opus, The Young Gods renouent avec une écriture plus frontale. Exit les longues nappes psychotropes de Data Mirage Tangram (2019) : ici, le geste est net, brut, tranchant. La batterie martiale de Bernard Trontin, les textures ciselées de Cesare Pizzi et le chant incantatoire de Treichler œuvrent dans une même direction : une densité sonore maîtrisée, tendue vers l’instant présent.

« Un album est toujours comme une capture d’écran d’une époque et de ce que sont les membres du groupe à cette époque, au moment de l’écriture. Ce qui nous pousse à écrire de la musique et des paroles, c’est le besoin de communiquer nos sentiments face à l’époque dans laquelle nous vivons et de partager nos expériences personnelles. Mon écriture a toujours été influencée par ces deux motivations, avec une frontière floue entre elles. Je crois profondément au pouvoir de suggestion que peuvent avoir la musique et les paroles. » explique Franz 

L’une des forces de cet album réside peut-être dans sa sobriété compositionnelle, en cherchant à réduire à l’essentiel, à l’os, à la colonne vertébrale, il donne encore plus de vigueur à leur esthétique. Une musique qui respire, qui frappe avec d’autant plus de force qu’elle refuse de succomber aux artifices.

La production, signée par le groupe lui-même, privilégie une esthétique quasi-monastique, chaque fréquence trouvant sa place dans un équilibre austère, mais somptueux. Le disque évoque une cathédrale de métal et de silence, construite pour accueillir l’écho d’une rage contenue.

Appear Disappear, grince, bouscule les habitudes, réécrit sa propre mythologie. C’est sûrement là sa plus grande pertinence. Dans un monde saturé de signaux, de vitesse et d’artifice, The Young Gods opposent une forme d’ascèse sonore. Ils interrogent, à travers leurs textures, leurs chansons, ce que signifie encore « apparaître » ou « disparaître » dans une ère numérique terriblement volubile.

Avec Appear Disappear, The Young Gods offrent une œuvre lucide et âpre, d’une grande cohérence artistique. Ils continuent, envers et contre tout, de sculpter la pierre angulaire d’un style reconnaissable en une fraction de seconde avec rigueur, pertinence, et une étonnante fraîcheur, malgré les années.

 

Photo de couv. Charlotte Walker